Éthanol

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C'était la soirée de Hannah.
Toute la classe avait été invitée, et presque tout le monde était venu; ils étaient plus de vingt-cinq. Azul aussi était venue bien sûr, elle adorait tout le monde, et elle voulait s'amuser.
Elle savait que ce serait difficile.
Elle savait qu'elle était différente.
Elle ne se souvenait que trop bien de sa dernière soirée.
Mais justement, elle voulait oublier.

Les parents de son amie leur avait laissé tout l'appartement annexe à la maison, mais ils étaient si nombreux que la chaleur s'était malgré tout faite étouffante. L'été s'était enfui depuis longtemps pourtant, c'était les nuits d'automne, on fêtait Halloween. Certains s'étaient déguisée, d'autres non, personne ne jugeait personne. On était bien trop occupé à rire.
Azul aussi riait, et bougeait maladroitement son corps sur la piste de danse. La fièvre générale avait rapidement eu raison de sa "timidité", et elle se laissait emporter par la musique, du rap mauvais que personne n'écoutait que dans les fêtes, mais que l'on scandait alors comme un hymne patriotique. La boule à facette ne marchait plus, ils étaient presque dans le noir, mais cela ne comptait pas, rien ne comptait plus, non, rien que l'énergie, l'angoisse accumulée dans ses veines, dans son esprit débridée.

Fatiguée, étourdie par la chaleur, elle vint ensuite s'asseoir sur un canapé. Devant elle, deux personnes discutaient déja en riant. C'était deux membres de sa classe, elle ne les connaissait pas très bien, ils n'avaient pas l'air désagréable même si elle ne se trouvait pas beaucoup d'affinités avec eux. Corentin et Merle. Ils discutaient en riant à moins d'un mètre d'elle, pourtant elle était si fatiguée qu'elle ne parvenait pas à comprendre ce qu'ils disaient.
C'est alors qu'elle entendit un mot, et qu'elle vit le gobelet de Corentin tenait dans sa main.
Ratafia.
Non, songea-t-elle, non, pas ça!

Elle se sentit soudain attirée, terriblement attirée par le gobelet, que Merle portait désormais à ses lèvres avec une grimace suspicieuse.
"Je... Je peux y goûter?" demanda-t-elle d'une toute petite voix, à peine un murmure.
Aussitôt, elle se gifla intérieurement.
Qu'est-ce-qui lui avait pris de dire une chose pareille?
Fort heureusement, ni l'un ni l'autre ne semblaient avoir perçu le mince filet de voix qui s'était échappé de ses lèvres.
Je veux boire, criait son esprit. Pitié, laisse moi boire, juste une fois, tu ne t'es jamais laissée aller. Allez, s'il te plaît, tu sais que tu en as envie, il y a plein de bière en bas, et je suis sûr que les parents d'Hannah doivent cacher de la vodka quelque part. Tu en as envie, je le sais, tu as envie de te torcher jusqu'à ne plus marcher droit, jusqu'à en vomir par terre, tu as envie de faire un putain de coma éthylique là, maintenant, ici, et tu le sais très bien. Tu sais que c'est le meilleur moyen d'oublier, et tu sais que de toute façon, si tu ne te réveilles pas ce sera tant mieux, parce que tu le mérites amplement. Ta vie ressemble à une éternelle gueule de bois de toute façon. Allez, s'il-te-plaît, de toute manière tu n'as plus rien à perdre! Elles sont parties, Azul, et elles ne reviendront pas, tu n'as plus aucun compte à leur rendre!
Elles sont parties, pour toujours!
Allez...
Bois...

Mais l'adolescente secoua la tête, déterminée. Elle ne boirait pas, elle s'était jurée de ne plus jamais boire. Le gobelet de Corentin et Merle, juste devant elle, la soumettait à une terrible torture. Sa conscience se trouvait nue et sans défense sur le no man's land d'une guerre sans mercie entre sa souffrance et ses souvenirs.
Tu m'as déçue, Azul.
C'est pas de ta faute, ce n'était qu'un verre!
Tu es influençable.
Non, c'était son choix, sa dernière soirée, elle voulait juste essayer!
Tu es faible.
Non, c'était faux, c'était faux, c'était! C'était...
Tout ça, c'est de ta faute, c'est de ta faute si tu es comme ça! Parce que tu es faible, que tu n'es même pas capable d'assumer tes conneries et d'avouer à tes parents que tu bois!
Non...
Mais enfin, c'était juste un verre...
Et ce n'était pas de sa faute, elle était comme ça, ce n'était pas de sa faute si elle avait peur.
"Autiste asperger", avait dit la psy.
Rien n'était de sa faute...

Tu es faible, répéta son souvenir, et elle abandonna. Tout était de sa faute, elles avaient raison. Mais elle voulait leur donner tort, elle n'en pouvait plus de se haïr et de se répugner.
Alors elle ne boirait pas.
Elle ne boirait plus jamais.

"Azul, ça va? demanda Alex dans un murmure, en s'asseyant à son côté.
-Empêche moi de boire..." répondit-elle dans un murmure.
Sans un mot, son amie lui sourit et hocha la tête, puis l'entraîna hors de la pièce. Près du canapé, Corentin et Merle épiloguaient toujours sur la recette du ratafia -qu'ils n'avaient pas aimé- mais elle s'interdisait d'y penser. Les deux adolescentes retournèrent dans le garage, à se trémousser sur des chansons stupides.
Azul avait un trou noir à la place du coeur, et il avalait toutes les étoiles qu'elles avaient un jour allumées dans ses yeux.
Elle avait envie de pleurer.
Au lieu de cela, elle rit.
Elle rigola comme son sang rigolait à travers les plaies invisibles de son coeur brisé.
Elle se marra comme ses larmes se répandaient dans l'obscurité de son silence.

Sa conscience, mise à nue sur un champ de bataille déserté, rampait, vautrée dans la boue, à la recherche du moindre éclat d'espoir rouge.
Son ciel bleu s'était déjà depuis longtemps éteint.
Les bleuets ne poussent pas sur les champs de bataille.
Et là, maigre, diaphane, tremblant de froid, ses membres emmêlés à la glaise et aux files barbelés, Azul affrontait une nouvelle vérité.
Les coquelicots ne poussaient plus sur son champ de bataille.
Peut-être même n'y étaient-ils jamais vraiment poussés.

AzulOù les histoires vivent. Découvrez maintenant