André Lichot ou le naufrage de l'âge

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Une semaine déjà avait passé depuis la tonitruante entrée de notre grognon mais ô combien attachant septuagénaire au service gériatrie du petit hôpital Sainte-Félice. Dieu ayant mis moins de temps à créer le monde, André Lichot se demandait ce qui rendait les résultats de ses analyses aussi longs à poindre. Néanmoins la compagnie qu'il avait trouvé en son camarade aux yeux brumeux rendait son attente un peu plus surmontable, et la curiosité suscitée par ce curieux personnage promettait un avenir un peu plus agréable.
À des lieues de distance de ses constatations, André Lichot, qui aurait préféré manger ses pantoufles que d'avouer éprouver une quelconque amitié pour un quelconque membre du genre humain, se détaillait, maugréant, dans le miroir de sa petite salle de bain. Sa chevelure de moine, traînées de neige blanchâtre encerclant son crâne nu parsemé de flaques brunies. Ses sourcils broussailleux comme deux chenilles voraces tombant de son front creusé de profonds et disgracieux sillons. Ses yeux d'un vert qui aurait été fort charmant s'il n'avait été assombri par la masse menaçante de ses paupières, paupières qui se laissaient choir depuis trop longtemps déjà, séduites par la vicieuse attraction de la gravité. Son nez empâté, ses lèvres humides et rachitiques. Son cou pendant et son corps triste. Non décidément, rien n'était à sauver. Plongeant dans l'émeraude ternie de l'inconnu qu'était son reflet, André faisait face aux mêmes sempiternels questionnements: Quand était-il devenu cela? Il avait toujours été un homme séduisant, l'âge lui seyait et la chance lui souriait. Et un matin il s'était réveillé un autre homme, ou plutôt douloureux vestige d'un homme, d'un temps. André Lichot n'était plus séduisant, il n'était plus jeune, il n'était plus marin, mais qu'était il encore?
Ironie des dieux, ses genoux commencèrent à faiblir, il était resté debout trop longtemps et ses forces le quittaient. Avec un dernier regard mauvais pour le cruel imposteur qui avait pris sa place dans la glace, le vieillard, le pas traînant et la main sur le dos, rejoint son lit. Il aurait pu s'asseoir dans son fauteuil et partir à la recherche de compagnie, trouver quelqu'un pour chasser ses amères pensées, quelqu'un qui n'avait pas idée de la manière dont il se considérait. On aurait pu croire que monsieur André Lichot se détestait tellement qu'il aurait fui la solitude à tout prix, mais s'il y avait une chose que monsieur André Lichot haïssait avec une rage plus sanglante, avec un dégoût plus viscéral, avec un mépris plus révulsé encore que son reflet dans le miroir, c'était son reflet dans le regard des autres.
Il songea à cette phrase que répétait son père, sur le naufrage qu'était l'âge. "Votre père était un grand homme" avait dit monsieur Michel. Mais son père n'était pas un grand homme, son père était hautain et blessant, son père avait insufflé une gangrène mortelle dans le coeur d'André Lichot, une gangrène paralysante qui avait fait de lui l'homme méfiant et aigri qu'il était. Non, son père n'était pas un grand homme, monsieur Michel l'était.

Les deux vieux qui voulaient voir la merOù les histoires vivent. Découvrez maintenant