Les jours s'écoulaient lentement, comme un filet d'eau croupie suintant par une mauvaise fuite, avec la même régularité décevante et le même schéma irritant. André Lichot se sentait comme un vieux cachalot dans un aquarium oublié, énorme et triste tournant en rond avec abandon dans son quotidien maussade. Le pire résidait dans l'idée que sa sortie de l'hôpital le mènerait à son appartement, plus vide et plus triste encore, dans lequel le sablier s'écoulerait tout aussi lentement pour ne s'arrêter que lorsqu'il rendrait finalement son tablier. Les jours où le chemin cahoteux de ses pensées le menait à ce genre de constatations, Monsieur Lichot n'avait plus même la passion de soupirer. Là était le terrible poison du temps: il était inéluctable et la seule manière de le supporter était de l'accepter. Cependant, après bien trop de plateaux repas vaseux, d'allers-retours aux petits coins douloureux, de contemplation vaine du paysage laid, une idée germa dans le champ aride et stérile de l'esprit du vieillard: Il voulait une dernière aventure. Un dernier frisson, un dernier plaisir, un dernier tout petit morceau de quelque chose qu'il voulait soutirer à son existence dans une dernière bataille. Immédiatement les choses se mirent à changer, le marteau navrant de l'horloge sonnait comme le crépitement excité des bulles de champagne et le trajet éternel du chariot stellaire avançait avec une rage nouvelle. André Lichot savait ce qui lui restait à faire.
Patiemment il se mit à attendre, mais désormais son attente avait un but, et cette nuance si légère lui insuffla une joie oubliée. Il riait des autres qui ne se doutaient de rien, riait de lui même, feignant l'innocence. Son quotidien de vieil homme fatigué était devenu le quotidien d'un acteur, d'un personnage, d'un agent sous couverture, et il prenait un malin plaisir à avaler ses plateaux repas, à effectuer ses allers-retours aux petits coins et à contempler le paysage, car tout était factice: Il n'était pas un vieillard abandonné dans un hôpital il était un comédien en représentation, un illusionniste abattant ses dernières cartes.
Enfin le dimanche vînt, jour des effectifs réduits à l'hôpital Sainte-Félice et jamais jour ne passa si lentement. Balancé entre une impatience puérile et une nostalgie de condamné à mort, André Lichot savourait ses derniers instants avec la sorte de mélancolie délicieuse de celui qui laisse tout derrière lui mais qui s'offre un avenir meilleur. Il trouva un charme insoupçonné aux pâtés d'immeubles ternes en face de sa fenêtre, un goût agréable à la purée tiède qu'il avala le midi, et un humour attendrissant à cette bonne vieille Joséphine.
Enfin la nuit tomba, et lorsque le clocher de la ville sonna vingt-trois heures, il sortit de sa chambre comme un enfant au matin de Noël. Il avait pensé pouvoir marcher, mais au bout de quelques pas il dû se rendre à l'évidence et s'affala de bonne guerre dans son fauteuil. Passant la porte en silence, il se mit à rouler dans le couloir mal éclairé, le vent de la liberté gonflant ses poumons fatigués, un sourire délicieux sur ses lèvres tremblantes. Soudain il passa devant une chambre qu'il connaissait bien, c'était celle de monsieur Michel. Il s'apprêtait à la dépasser rapidement, mais ne sut se résoudre à avancer. André Lichot passa quelques instants à ruminer mais finit par pousser la porte dans un grognement.
Monsieur Michel ne dormait pas, il était assis dans son fauteuil et regardait à la fenêtre. Lorsque son ami entra il se contenta de tourner la tête comme il l'avait toujours fait, et sans dire un mot il fit pivoter son fauteuil pour lui faire face. Monsieur Lichot n'osa croiser son regard et contempla ses pieds en demandant, presque penaud:
-Je me prépare à faire une petite virée à l'extérieur, désirez-vous m'accompagner?
-Et où irions nous?
-Je pensais aller voir la mer?
André Lichot releva la tête et le regarda dans les yeux: les petits soldats s'étaient envolés.
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Les deux vieux qui voulaient voir la mer
Short StoryDeux vieux, du fin fond de leur hôpital, n'ont qu'un seul rêve: voir l'océan.