Monsieur Michel ou comment porter dans son regard ce que l'on n'a jamais vu

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Monsieur Michel portait le vestige d'une beauté passée. Les sillons fissurant sa peau ne parvenaient à cacher la finesse de ses traits, la droiture de son nez et la douceur de sa bouche. Les pattes de mouche au creux de ses yeux ne pouvaient entacher la profondeur et l'intensité de ceux-ci. Ils étaient beaux ses yeux, à Monsieur Michel. D'un bleu si clair qu'on aurait cru y voir la mer. Même son œil gauche, embrumé par la cataracte qui dévorait perfidement son cristallin restait beau. Ce petit nuage sur ce grand ciel bleu, cette douce tâche d'écume sur la vague de son regard, non décidément même la cécité n'était capable de l'enlaidir. Mais il y avait une raison à la profondeur du regard de monsieur Michel, il avait vu la guerre monsieur Michel. Il avait vu la mort, le sang et le cri des enfants. Il avait vu les hurlements, la peur, la crasse et des militaires appelant leur maman. Et si on regardait bien au fond du ciel de monsieur Michel on les voyait, les militaires. On voyait ces petits soldats qui se battaient inlassablement au creux de ses belles prunelles bleues. Ils étaient cachés aux commissures de ses lèvres aussi, qui tremblotaient d'avoir trop crié. Ils dévoraient ses jambes, ses genoux, et monsieur Michel ne pouvait plus marcher. Ils dévoraient son cœur enfin, et s'il n'en trouvait pas vite un nouveau, monsieur Michel ne pourrait bientôt plus faire grand chose. C'est pour ça qu'il était là, dans son fauteuil roulant au service gériatrie de l'hôpital Sainte Félice, à attendre un cœur qui ne viendrait pas. Je le sais, je suis l'auteure de cette histoire, et jamais le cœur de monsieur Michel ne viendra. De toute manière il n'en voulait pas de ce cœur. Il aurait préféré le laisser à un autre, plus jeune, plus souriant, moins dévoré. Mais sa fille ne pensait pas ainsi, Lucile refusait de voir son père mourir. Qui aurait pu le lui reprocher? Alors elle l'avait emmené au service gériatrie de l'hôpital Sainte Félice et attendait patiemment que son père retrouve son cœur, et le sourire si possible. Lucile lui rendait visite tous les mardis à sept heures tapantes, entre sa séance de yoga et son travail. En attendant, monsieur Michel patientait à la fenêtre de la salle de repos. Il était donc assis à sa fenêtre qui ne donnait sur rien, tout juste un pâté de bâtiments, des bureaux principalement.
"Bonjour, enchanté, je suis André Lichot."
Monsieur Michel ne sursauta pas, il ne sursautait plus. À la place il tourna la tête vers le vieux à sa droite qui venait de rouler jusqu'à lui, puis lentement il ramena son regard à la jungle urbaine qui le narguait derrière le plexiglas.
"Je sais, vous êtes le rescapé de la chambre 420, je m'appelle monsieur Michel."
Lichot haussa les épaules.
"On est tous des rescapés ici."
Silence.
"Eh bien quoi? Vous ne répondez pas?
-C'est parce que je ne suis pas d'accord.
-Comme dirait l'autre: "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites mais je me battrais toute ma vie pour que vous puissiez le dire". Parlez, personne ne va vous manger.
-Certains ici sont condamnés.
-C'est tout de même un comble de venir dans un hôpital pour mourir.
-Il y a pire, comme endroit pour mourir.
-La bouffe est degueu.
-Elle est chaude.
-Les lits sont trop durs.
-Ils sont faits tous les matins.
-Il y a Joséphine.
-Il y a Joséphine.
Silence.
-Vous vous appelez juste monsieur Michel?
-C'est cela, juste monsieur Michel.
-M'enfin on à pas idée de s'appeler juste monsieur Michel. Moi par exemple, je suis monsieur Lichot, mais on m'appelle André.
-Vous l'avez déjà dit monsieur Lichot.
-Appelez moi André.
Silence.
-Vous regardez quoi comme ça?
-Le monde.
-Ouais enfin pour ce que vous en voyez..
-Avant il y avait la mer, maintenant il y a des bureaux alors j'attends qu'elle revienne.
-Elle me manque, la mer.
-Je ne l'ai jamais vue.
-Non, sans rire?
-Ais-je l'air de rire?
-Bah ça alors. N'avoir jamais vu la mer, en Bretagne, c'est quand même un comble.

Les deux vieux qui voulaient voir la merOù les histoires vivent. Découvrez maintenant