Chapitre 3

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nb : l'image que j'ai dessinée, ci-dessus, montre Petit Chef torse nu, mais dans ma première version de l'histoire, tout se passait en été...


Un panier de carottes confiées par le Père Mathieu à sa main gauche, Carrie trottinait jusqu'à chez elle en tendant de la droite une lanterne. Sur les parois des habitations, en bois pour la plupart, son ombre dansait. Elle avait trop tardé. Heureusement, le père Mathieu semblait ne pas s'être aperçu de sa disparition. Pour compenser son mauvais tour, elle avait accéléré et favorisé la pousse de ses légumes. Ce n'était pas la première fois que, prise de remords, elle utilisait sa magie pour apporter son aide à l'homme d'église. Tant qu'il ne réalisait pas son intervention, tout allait pour le mieux. Cette fois, cependant, elle avait sans doute un peu trop forcé. Quand bien même il aidait les plus démunis avec les fruits de son potager, sa magie avait trop contribué à la récolte ! Il croulait sous des légumes qui risquaient de pourrir avant d'être consommés. Le village n'abritait que peu d'âmes dans le besoin.

La demeure des de Collard se profila dans les ténèbres, au moment où une demi-lune se détachait des nuages. Comme d'habitude, la lueur du feu brillait derrière les vitres du bureau de son père. Le reste de la maison était plongé dans l'obscurité. Elle pressa le pas, courut presque et arriva tout essoufflée jusqu'à la porte.

Dans l'espoir de passer inaperçue et de faire croire à son père qu'elle était rentrée bien plus tôt – elle rechignait toujours à user de sa magie sur sa famille – elle déposa son épais manteau à la patère de l'entrée, ôta ses souliers dans l'entrée et se dirigea à pas de souris vers la cuisine.

Elle s'interrompit à côté de la porte entrouverte de son père, d'où émanaient des voix inconnues.

— ... devriez entendre ce que j'ai à dire.

L'accent du visiteur rappela à Carrie l'inconnu qu'elle avait croisé un peu plus tôt au sortir de chez Brunon. Elle frissonna. Ainsi, il était venu voir son père ? À dire vrai, ça n'avait rien de surprenant. Ce n'était pas la première fois qu'une délégation ennemie s'aventurait jusque leur village, et qui mieux placé que le maire pour traiter avec eux ? À chaque fois, les intrus avaient été éconduits avec souplesse mais rigueur et courtoisie. Ce soir, cependant, elle devina à son intonation que son père était en colère. Elle risqua un regard à l'intérieur de la pièce.

Bien qu'il soit tapissé de lambris, le bureau baignait dans la lumière en pleine journée. Le soir venu, il inspirait à Carrie une crainte révérencieuse. Une belle cheminée illuminait la pièce, accompagnée d'une petite lampe dont la flamme tremblotante ne rivalisait en rien avec le foyer de l'âtre. Leurs lueurs combinées faisaient danser les ombres des nombreux trophées de chasse que son père exposait sur les murs. Têtes d'ours et de loup, aigles et busards empaillés... il n'avait eu de cesse de les collectionner depuis leur arrivée. Alors que sa sœur se réjouissait toujours des victoires de son père sur le règne animal, Carrie trouvait effroyable d'afficher dans sa maison des restes de cadavres bourrés de paille. Le patriarche, en tout cas, appréciait cette décoration mortuaire. Plus que tout, elle exprimait à elle seule ses victoires récentes sur la faune locale et sa mainmise sur ses nouvelles terres. En recevant des ennemis dans son propre bureau, le Général de Collard souhaitait ainsi garder le contrôle et imposer sa supériorité.

— Vous me proposez un marché immoral, déclara-t-il, les poings serrés.

L'homme qui lui faisait face, dans sa longue veste rouge, s'était installé sur la chaise avec une droiture toute militaire. Il leva sa main gantée face au ciel.

— Il me paraît juste, rétorqua l'Anglais. Ce n'est pas la première fois que des alliances se font ainsi. Une seule femme contre tout le village. Vous y gagnerez.

La Turquoise (L'Hybride, Annexe 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant