La Turquoise (L'Hybride, Annexe 1)

Chapitre 5

Comme prévu, le sermon fut éprouvant. Son père la somma de ne plus quitter le domicile sans son accord direct. La situation au-dehors devenait de plus en plus tendue et un véritable défilé d'hommes armés tournait dans son bureau, devenu quartier général. Le village se fortifiait peu à peu, quand bien même les murailles n'étaient qu'en rondins de bois. La menace approchait et la guerre se préparait.

Malgré ses craintes, Carrie éprouva un réel soulagement en apprenant qu'il n'avait pas accepté le marché proposé par l'Anglais. S'il lui avait fait comprendre que cette décision pourrait mettre en danger tous les habitants du village, son intonation avait avoué à sa place que cette idée le révoltait autant, voire davantage qu'elle.

Ainsi, les semaines se succédèrent, similaires, ennuyeuses. Chaque jour, le précepteur de Carrie l'instruisait puis Anne se chargeait, le reste du temps, de lui apprendre les tâches manuelles à la fois nécessaires à son éducation et qu'en ces contrées, il était toujours bon de connaître. La neige laissa place à la pluie, aux nuages, aux tempêtes, au soleil. Dehors, un ciel parfois radieux l'attendait mais elle ne pouvait plus quitter le village, et à peine la maison. Aller en ville nécessitait une heure de suppliques et s'aventurer dans les bois ou cueillir des fleurs dans les plaines s'était transformé en doux rêve.

Sous la tutelle d'Anne, la jeune fille avait déjà appris à manier l'aiguille et le tricot. Elle n'éprouvait pas pour ces tâches une passion sans borne, et ne mettait pas plus de cœur à l'ouvrage que nécessaire. Par contre, elle affectionnait ses séances de cuisine. Autrefois, sa mère lui en avait enseigné les rudiments, notamment lors de l'élaboration de plusieurs potions magiques. En secret, elles avaient confectionné sorts, philtres et remèdes sans que son mari ou son aînée ne s'en inquiètent. De cette époque ne subsistait qu'un large rayon semblable à celui d'une herboristerie, qui servait autant à la cuisine qu'à la préparation de remèdes en tous genres.

La matriarche avait, aux premières heures du village, joué les guérisseuses et soigné nombre de ses habitants. Bien que fascinée par sa capacité à utiliser la magie pour aider ses semblables, la jeune fille n'avait jamais réussi à reproduire ses miracles. Anne, elle, n'avait conservé de ces années qu'un breuvage capable de soigner les douleurs et un baume apaisant pour les blessures superficielles, rien de plus – ni de magique. Sa mère ne s'était pas aventurée à lui en dévoiler plus que son savoir d'apothicaire et à son décès, son père avait refusé de voir la petite fille jouer avec des plantes parfois dangereuses. Peu de temps avait suffi pour que tout le savoir accumulé soit perdu.

Accoudée à la fenêtre, Carrie soupira. Depuis son arrivée en Amérique, elle avait apprécié ses grandes étendues. Désormais cloîtrée, elle regrettait les grandes plaines qui entouraient le village et sa liberté d'avant.

Ce jour-là, elle profitait pourtant de l'un de ses rares moments de libres : pas de précepteur, le père Matthieu n'avait pas requis son aide au potager, pas de gentille Anne pour la pister. Réfugiée dans le bureau patriarcal, elle lisait. À défaut de pouvoir s'évader physiquement, elle octroyait à son esprit un peu de réconfort grâce aux livres que son père et sa mère avaient accumulés. C'était la seule raison qui la poussait à s'aventurer en ce lieu lugubre où les animaux morts la surveillaient de leurs yeux de verre.

Ce jour-là, cependant, son esprit vagabondait par-delà la fenêtre. Le roman qui reposait sur ses cuisses n'éveillait pas son intérêt – pour tout dire, elle ne se rappelait même plus du titre. Sa brève visite dans le village indien lui avait offert un bien plus beau voyage que ce que proposait l'auteur. Et l'image de Petit Chef la hantait.

Pourquoi ? Il l'avait malmenée, et livrée en pâture à un homme qui lui était hostile.

Elle soupira à nouveau. Il lui avait aussi permis de comprendre et d'être comprise. Il avait accepté son pas vers eux.