Et elle ?

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31 Décembre 1987.

Karen et Liz avaient insisté pour que l'on organise quelque chose pour le réveillon. À l'époque, j'avais accepté, sans réellement en avoir envie. Mais si ça me permettait de profiter de celle que j'aime par dessus tout, comment refuser ? Tout en donnant mes conditions malgré tout, ma chère sœur n'ayant aucune limite. Alors je suis resté obstiné sur le « pas beaucoup d'invités ». Finalement, nous serions une petite vingtaine. Un bon compromis entre son nombre minimum d'invités et mon niveau maximal de tolérance. Inutile de préciser que la majorité sont des copines de fac de ma sœur et de Liz.

J'en avais profité pour appeler Peter auprès de qui je me suis excusé plusieurs fois – sans doute trop de fois – de ne pas avoir pris de ses nouvelles plus tôt. « C'est rien, man, m'avait-il répondu, t'as une superbe copine maintenant ». Quoiqu'il nous arrive, j'ai l'impression que l'amitié qui nous unit sera suffisamment forte, que l'on reste soudés malgré la distance ou les événements. Mais, mine de rien, sa réponse me soulage. À la fin de mon appel, je lui ai demandé s'il voulait passer le réveillon à la maison avec nous. Bien sûr, il a accepté !

N'ayant que Peter comme véritable ami, je n'avais personne d'autre à qui téléphoner. En fait, je préfère largement la qualité que la quantité. Je n'aime pas vraiment me retrouver dans un groupe où il y aurait trop de personnes, par exemple. Peut-être est-ce à cause de ma timidité ? Ou de mon besoin de liberté que l'effet de groupe restreindrait ? Mais ce soir, j'avais besoin que l'on me change les idées. Il me fallait un autre environnement. D'autres personnes. Une autre réalité.

Toujours en ligne, et après un moment de silence – où mon cerveau est parti à réfléchir – je me suis assuré que Peter était toujours là et je lui ai dit qu'il pouvait venir avec ses potes basketteurs. Sa surprise ne m'a, ironiquement, pas surprise. Il m'a demandé si je faisais ma « crise d'ado » ou si j'avais bu. J'ai juste dit qu'il était peut-être temps que je m'ouvre aux autres. Je ne sais pas s'il m'a cru, mais je ne voulais pas lui dire que c'était surtout un moyen de m'occuper l'esprit.

Quelques heures après le début de la soirée, j'arrive presque à oublier la réalité. Les lumières saturent ma mémoire de travail, enrayant ma capacité à penser à quoique ce soit. La puissance de la musique me retient ici et m'empêche de m'échapper du réel. Je sais que cette « Pleine Conscience forcée » est éphémère, superficielle, fausse. Mais j'en ai besoin. Aujourd'hui plus que tout. Je veux me convaincre que Liz et moi allons démarrer, ensemble, une année pleine de bonne surprise, de joie et de succès. Surtout remplie d'amour. Et d'éternité. Je n'ai pas envie, au moment où l'horloge sonnera minuit, de me dire que, peut-être il s'agira du dernier Nouvel An que je passerai avec elle. Que je passerai vivant. Je veux oublier que je suis malade. Juste le temps d'une soirée. Et pour le coup, je remercie Karen et ses choix d'invités : je ne savais pas que les artistes avaient ce pouvoir de nous faire voyager, rien qu'en étant présents. Ils sont là, ici, et pourtant, ils nous transportent dans un univers parallèle. Le leur. Celui qui est source de leur créativité, sans doute.

Je parviens presque à enterrer momentanément cette angoisse permanente, celle de savoir si, oui ou non, elle est séropositive. Parce qu'en dehors de l'atrocité de cette infection et de ses conséquences, c'est que, le responsable, se serait moi. Moi et moi seul. Je serais le connard qui lui a raccourci sa vie d'un nombre d'années que je ne souhaite même pas connaître. Je serais celui qui l'a privée de merveilleux moments de bonheur.

Alors que je suis affalé sur notre canapé, avec Liz sur mes genoux qui n'arrête pas de gesticuler, quelqu'un au loin lance le décompte.

5... 4... 3... 2... 1... Bonne annééééééée !

Nos voix s'unissent pour n'en faire qu'une, pourtant, chacun à ses propres rêves, ses propres désirs, ses propres vœux pour la nouvelle année qui commence. C'est ce qui rend ce moment si magique. Liz et moi nous sommes regardés droits dans les yeux pendant ce cours décompte. Et nous nous sommes offert notre premier baiser de 1988. À travers ce geste amoureux banal, j'ai l'impression que nous nous sommes aussi échangés nos sentiments, nos espoirs, nos promesses.

Aussitôt, je passe les premiers instants de cette année à la contempler. Je crois que si on me demandait ce que je préfère faire dans la vie, je répondrais « Admirer ma copine ». Là, l'environnement disparaît autour de moi, me laissant ainsi seul avec Liz. Elle a ce sourire, si grand, si sincère, tellement chargé d'amour. Je vois ses yeux qui pétillent. Elle est heureuse d'être ici. Auprès de ses amis. Auprès de moi. Entourée de ceux qu'elle aime, de ce qui compte pour elle et des personnes auprès de qui elle compte beaucoup. Je m'imprègne de cet instant si délicieux. Je ne veux jamais l'oublier. Jamais. Ce souvenir sera comme une force avec laquelle j'affronterai les épreuves qui m'attendent. Il me permettra de me battre quand j'en aurai perdu l'envie. Il me fera sourire quand je pleurerai. Il me fera vivre encore un peu quand la mort sera sur le point de me prendre. 

*

2 Janvier 1988.

« Salut mon Doudou.

- Oh Liz ! Je suis content de t'entendre ! Ma sœur m'a dit qu'elle était passée te voir et que tu étais clouée au lit. Comment tu vas ?, débité-je.

- Je suis fatiguée. Pire que ça, même. J'ai mal partout, c'est horrible. Je ne tiens même pas sur mes jambes.

- Et qu'est-ce qu'a dit le médecin ? Tu as vu un médecin au moins ?, m'inquiété-je.

- Oui, ne t'en fais pas, j'ai fait ce qu'il faut. Il s'agirait d'une grippe.

- Aïe !

- Ouais, comme tu dis, me répond t-elle avec du désespoir dans sa voix.

- Et... euh sinon... tu as eu tes résultats ?, demandé-je, gêné.

- Quels résultats ?

- Euh... tu sais, ceux du test qu'on a passé ensemble.

- Ah, pour le sida ? Oui, c'est vrai, j'ai oublié de te le dire. C'est négatif, c'est bon.

- Ah c'est bien ! C'est super ! Tant mieux !, crié-je soulagé mais inquiet qu'elle me retourne la question.

- Oui, enfin, on s'en doutait. Ça ne t'ennuie pas si je te laisse ? Je crois que je vais me rendormir.

- Oui, bien sûr, ma chérie. Repose-toi bien. Merci de m'avoir appelé. J'attends de tes nouvelles.

- Je t'aime Matt.

- Je t'aime aussi. »     

Après avoir raccroché, je me dirige vers le salon et m'effondre sur le canapé en libérant une expiration lourde et encombrante : elle n'est pas séropositive ! Ma plus grosse angoisse vient de s'envoler. Elle n'est pas séropositive. 

Mais moi, oui.

Et c'est le regard planté quelque part dans le plafond que je me rends compte qu'il m'est trop difficile de lui dire. Comment le prendrait-elle ? Comment pourrait-elle rester avec moi après ça ? 

En attendant, je vis [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant