Chapitre 1: Le déclencheur

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Dottie, six ans:

Je me bouche les oreilles en secouant la tête et en fermant les yeux, une dispute éclate encore entre ma mère et mon père, une dispute tournée vers l'argent qui manque terriblement à nos besoins. Stupide argent, tu détruis ma famille! Cette dispute n'est pas la première, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les pleurs, les cris, les motifs, je n'en ai plus la force. Je veux retrouver mes parents aimants, mes parents qui profitaient pleinement de leur bonheur, de leurs années ensembles. À présent, et chaque jour, je vois des ennemis vivants péniblement sous le même toit et qui se déchirent lentement, aucun ne semble vouloir abandonner cette bataille invisible. Et moi ça me détruit, j'aimerais être leur arbitre et les stopper mais dans ce conflit aucun arbitre n'a sa place, ni aucune règle, il doit seulement rester une personne.

J'ouvre les yeux doucement et remarque qu'ils ne sont plus assis dans la cuisine, qu'ils ne sont plus l'un en face de l'autre en train de se lancer des reproches, des insultes, comme si celui qui serait le plus odieux gagnerait la partie et que l'autre devrait portait tout le poids douloureux. Comme s'il devait toujours avoir un seul coupable.

Je retire doucement mes petites mains de mes oreilles, le silence a repris le dessus dans cette maison, mais pour combien de temps? Je suis assise sur le sol carrelé frais du salon, mes peluches qui avaient quelques minutes plus tôt pris vie, une vie royale, étaient délaissées par terre devant mes genoux.

Ils sont trois : Un petit éléphant, une girafe et un lionceau. Ils sont ternis par le temps, complétées par des tâches de peintures incrustées et recousues à de multiples endroits. Des jouets d'enfants dans toute leur splendeur. Ceux qui deviennent nos premiers amis, nos premiers confidents, ceux que nous emmenons partout au risque de les retrouver dans un sale état. Ceux que nous avons du mal à abandonner quand nous grandissons car ils reflètent nos moments enfantins, notre naïveté et nos toutes premières expériences dans ce monde.

Je les attrape fermement et me relève doucement, je n'avais plus envie de jouer, j'en ai perdu le goût, comme chaque soir. Je me dirige à petits pas rapides vers le petit canapé gris souris qui se trouve presqu'à la moitié du salon et y dépose de façon ordonnée mes amis: un au milieu et deux à chaque extrémité du canapé et quand je suis certaine qu'ils sont bien installés, qu'ils ne tomberont pas, je me retourne vers la table basse boisée et attrape avec mes deux mains la télécommande. Elle se trouve au milieu de papiers froissés avec de nombreux chiffres, deux tasses avec un fond de café, des stylos encore débouchés, des petits papiers colorés contenant des mots peut être importants.

J'appuie sur le fameux bouton rouge qui permet d'animer le grand écran qui se trouve devant moi.

-Non, Dottie ! Tu ne dois pas regarder la télévision le soir, tu le sais.

Je n'ai pas le temps de réagir que la télécommande m'est prise des mains et l'écran redevient noir.

On me prend rapidement dans les bras, sans me laisser le temps de réagir. Je relève la tête, confuse, et croise le regard de ma grande sœur, Bérénice. J'aurais voulu voir d'autres visages, celui de ma mère rempli de petites tâches ou encore celui de mon père et ses deux petites fossettes. J'aurais voulu être dans leur bras, sentir leur parfum qui m'est tant familier. Entendre leur rire, voir leur sourire redonner de l'éclat à leur teint. Tenter d'effacer leur tristesse en leur racontant mes aventures avec mes trois compagnons, retrouver ce réconfort que l'on peut avoir quand nos proches nous entourent. Cette sensation si délicieuse qu'on peut avoir quand ,avec nous, ils oublient en l'espace d'un instant tous leurs problèmes pour écouter nos histoires plus étranges les unes que les autres et en rire avec nous.

Le visage de ma sœur est neutre, des traces de maquillage sont encore visibles sous ses yeux, ses cheveux blonds sont tirés en arrière pour former à ce qui semble être un chignon, mais j'appelle cela une patate. Une mèche tombe sur son visage, une mèche rebelle, et je me retrouve à jouer avec, j'essaie même de la remettre avec ses autres cheveux mais je détache ceux-ci au fur et à mesure de mes essais, ce qui me vaut un rire amusé de Bérénice et une coiffure inexplicable.

Elle me dépose doucement sur une surface moelleuse, je fronce les sourcils et me rends compte que je suis dans ma chambre.

Ma grande sœur m'allonge dans mon petit lit douillet en me recouvrant correctement pour ne pas que j'aie froid, je regarde partout en voyant que mes peluches manquent. Elle porte sa main sur son front en comprenant sûrement qu'elle a oublié le plus important dans le salon. Elle repart en une fraction de seconde sans dire un mot. Combien de fois j'ai fait des caprices quand ma sœur les oubliait? quand ma mère les lavait et qu'elle les oubliait sur l'étendoir? Quand mon père s'amusait à les cacher pour m'embêter? Un millier de fois? À peu près oui, mais au moins maintenant ils savent que mes peluches sont importantes et que s'ils disparaissent quelques secondes, je me mets à pleurer sans épuisement. C'est pour cela que Bérénice s'est dépêchée de quitter ma chambre.

Pendant ce temps, je regarde ma pièce. Mon bureau d'une couleur verdâtre, se trouvant en dessous de la fenêtre, est parsemé de poupées habillées très élégamment, de feuilles blanches ainsi que de crayons de couleurs de toutes sortes arrivant presque à leur fin. Ma petite robe bleue turquoise en soie que j'ai porté aujourd'hui est, seule, sur ma moquette marronâtre, mon armoire à vêtements est ouverte laissant les couleurs vestimentaires en sortir.

-Tiens, ils sont là.

Mon observation est interrompue par ma sœur qui revient vers moi, souriante, en mettant mes trois peluches sous la couverture avec moi, elle m'embrasse le front, elle relève la tête et laisse échapper un bruyant soupir. Elle fait le tour de mon lit, elle se baisse et ramasse ma robe. Elle déteste que je laisse mes affaires sales traîner, je le sais parfaitement mais avec tout le bruit qu'il y a à la maison, j'oublie de faire la moitié des choses. Elle me sermonne du regard et je me cache sous la couverture peu à peu, comme pour indiquer que je suis innocente. J'espère qu'elle aussi ne va pas se mettre à crier...

Elle sort de ma chambre avec ma robe, me plonge dans le noir et ferme doucement la porte. Je souffle de soulagement, le nœud dans mon ventre se desserre enfin quand je suis seule. À chaque fois que je rentre dans cette maison, je ne suis pas bien, mon ventre me fait mal en entendant les cris de plus en plus fort, mon cœur se brise quand je vois qu'il n'y a plus de complicité, de joie, avec les membres de cette famille. C'est simple d'une famille soudée, nous sommes passés au stade d'étrangers.

Je guette, malheureuse, le pas de la porte. De la lumière réside encore dans le couloir. J'espère à ce moment que ma porte va s'ouvrir dans les secondes qui suivent, que mes parents vont entrer l'un après l'autre, chaleureusement , avec un de mes livres préférés et s'installer à mes côtés, que malgré les tensions, ils prendront le temps de me rendre heureuse une soirée. Mes espoirs s'envolent quand la lumière jaunâtre qui illuminait glorieusement le couloir disparaît.

Encore une nuit où je vais devoir me contenter de mon imagination, où je vais me contenter de mon tunnel des émotions puis, oublier l'absence prononcée de mes parents, oublier ma tristesse.



Le Tunnel Des ÉmotionsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant