Chapitre 6

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Émilie ouvrit la porte de son appartement, et jeta son sac par terre. Elle se débarrassa de son manteau, qui subit le même sort, et marcha jusqu'à la cuisine. Elle avait faim.

Elle se servit deux tartines de confiture, et alla manger sur la table du salon. En principe, elle n'en n'avait pas le droit, elle devait manger dans la cuisine. Mais c'était tellement plaisant de goûter devant son émission préférée qu'elle n'y résista pas.

Son goûter terminé, et la télévision éteinte, elle se dirigea vers sa chambre. Elle s'assit à son bureau, et sortit un petit carnet de feuilles à carreaux du premier tiroir de celui-ci. Elle attrapa un stylo à bille de son pot à crayons, et commença à écrire.

"Cher journal. Aujourd'hui, j'ai fait une rencontre formidable. J'y ai pensé toute la journée. Ce matin, au moment où je me rendais à mon premier cours du jour, à l'intersection de deux couloirs, j'ai été bousculée par un garçon. Il s'appelle Benjamin, et est super gentil. Est super beau aussi. Mais ça, je ne vais pas le dire à Antoine, il serait jaloux. Je me demande si je vais recroiser Benjamin demain."

Emilie referma son journal en soupirant. Puis, elle se jeta sur son lit, et ferma les yeux, en attendant que sa mère rentre du travail.

"Papa !" cria Emilie.

Son père ne l'entendit pas, ou alors il faisait tout comme. Il était déjà au bord de la route. La route qui l'avait tué, celle où il avait laissé sa femme, sa fille. Les deux amours de sa vie. Son travail, ses collègues, son projet de carrière. Cette route où il a perdu la vie. Tout ça, à cause de quoi ? Une faute d'inattention. Un oubli, un simple oubli. L'oubli de regarder de chaque côté de la route avant de traverser. L'oubli de lever les yeux de son téléphone, pour regarder si le feu tricolore l'autorisait à faire un pas. Un simple oubli, une simple erreur...

"Papa, non, arrête-toi !" Emilie pleurait, à présent. Son père devait s'arrêter. Il le devait. Il ne pouvait pas mourir. Pas encore une fois, une énième fois.

Le père d'Emilie descendit du trottoir, puis il fit deux pas sur la route, les yeux fixés sur l'objet qu'il avait dans les mains. À ce moment-là, un camion arriva, et le renversa. Voilà, c'était fait. Il était mort sur le coup. Emilie voulait se réveiller, pour ne pas voir l'attroupement se créer autour de la forme immobile sur la route, ne pas avoir à souffrir encore plus...

Emilie se réveilla en sursaut, des larmes coulant sur ses joues. Elle ne voulait pas s'endormir, pour ne pas refaire ce cauchemar atroce. Et pourtant, la fatigue l'avait submergée.

Elle regarda son réveil, posé sur sa table de chevet. Il était 19h04. Elle se donna cinq minutes pour pleurer tout son saoul, et après, elle se promit qu'elle essuierait ses larmes, et irait faire ses devoirs.

Emilie était en train de faire un de ses exercices de mathématiques pour le lendemain, quand elle entendit la porte d'entrée de son appartement s'ouvrir. "Maman est enfin rentrée !" se dit-elle. Il était vingt heures passées, et elle avait faim.

"Ma chérie ? entendit-elle

- Oui, maman, je suis dans ma chambre, lui répondit Émilie."

La mère d'Emilie poussa la porte de la chambre de sa fille, et entra dans la pièce. Elle était très jolie : cheveux longs châtains et bouclés, grands yeux bleus, dents très blanches et bien alignées.

Émilie se leva de sa chaise pour aller embrasser sa mère.

"Tu as passé une bonne journée ? lui demanda-t-elle. Tu rentres tard ce soir.

- Oui, j'ai eu une journée très fatigante. J'avais un plan à finir pour un client très pressé, alors je suis restée au bureau un peu plus tard. Excuse-moi de ne pas t'avoir prévenue, lui dit-elle."

La mère d'Émilie était architecte. Elle travaillait beaucoup, pour arriver à gagner assez d'argent pour compenser le manque du salaire de son mari. Mais elle rentrait toujours pour la nuit, afin de ne pas laisser Emilie toute seule dans ce grand appartement sombre. Emilie, malgré ses 16 ans, avait peur du noir.

La mère d'Emilie prépara le dîner, et elle se mirent ta table. Elle sentait que quelque chose tourmentait sa fille. À un moment donné, elle ne se retint plus de lui poser la question.

"Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie ? lui demanda-t-elle, alors qu'elles entamaient le dessert. Tu as l'air triste, ce soir."

Emilie se demanda si elle pouvait se confier à sa mère, car, bien qu'elle soit très aimante et affective avec sa fille, elle refusait qu'elles abordent ensemble le sujet de son mari défunt. Cela était encore trop récent pour elle. Alors, elle préférait envoyer Emilie chez un psychologue. Mais un psychologue ne remplace pas une mère.

Emilie voulait parler de son père avec sa mère. Qu'elle lui raconte des histoires sur lui, des anecdotes, des bêtises qu'il aurait faites. Elle voulait qu'elle et sa mère pleurent ensemble, plutôt que chacune de leur côté. Elle voulait un soutien, une amie, une confidente. Alors, elle se décida à raconter à sa mère son cauchemar, ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant.

"C'est que... et bien... c'est à propos de papa, réussit-elle à avouer."

Sa mère pâlit et s'affaissa contre le dossier de sa chaise. Émilie sentait que sa mère n'avait aucune envie de parler de son père, mais elle savait aussi que parler de lui leur ferait du bien. Cela crèverait peut-être l'abcès entre elles deux. Elles pourraient peut-être parler plus facilement de lui après cet échange.

"Je... je me suis endormie une heure en t'attendant, tout à l'heure. Et j'ai fait un cauchemar horrible. J'ai revu le moment où papa s'est fait...euh... tu sais quoi sur la route. Emilie avait les larmes aux yeux. Et je fais ce cauchemar assez souvent, en fait. Même si je ne te l'ai jamais dit.

- Bon... heu... Alors, tu veux que je prenne rendez-vous chez le psychologue ? lui demanda-t-elle d'une voix tremblotante.

- Non ! Je ne veux pas retourner chez ce psy ! Je ne veux pas lui parler, je veux te parler à toi ! Tu n'as toujours pas compris ? lui cria-t-elle à la figure. Je veux parler de papa avec quelqu'un qui l'a connu ! Pas avec un soi-disant spécialiste qui prend une feuille et un stylo dès que j'ouvre la bouche !"

Puis, sans laisser le temps à sa mère de la retenir, elle sortit en trombe de la cuisine, et courut jusqu'à sa chambre, où elle ferma la porte à clé, se jeta sur son lit, se mit sous sa couette, tout habillée, et s'endormit presque instantanément.

Et si... L'Univers n'était pas infini ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant