Monde

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Mes souvenirs remontent à la surface un à un. Je me souviens de mon monde, et de ma famille. Je me souviens du jour où, à huit ans, j'ai perdu presque toute ma famille.

Ça fait mal. Pas une douleur réelle, mais je me souviens des émotions et des douleurs physiques. Je me souviens des larmes et des rires.
Ça fait mal aux sentiments. Je ressens tellement d'émotions à la fois ! Les vagues de tristesse et de joie déferlent et s'enchaînent, s'emmêlent dans un ouragan de sensations.

Et pourtant, je ne veux pas que ça s'arrête. Je veux me souvenir de tout.

Mon monde est simple. Voilà ce dont je me souviens.
J'habite à Guéfyra, capitale de Pérasma, Kosme principal.

Les Kosmes. Ce sont des mondes passages, c'est-à-dire qu'ils sont remplis de portes pour partir vers d'autres mondes, d'autres temps.

Je suis né dans un Kosme, ce qui fait de moi un passeur. Les passeurs peuvent voir et emprunter les portes, mais ils ont un nombre limité de passages dans leurs vies.

Certain en ont beaucoup, d'autre qu'un, mais tout le monde passe au moins une fois dans sa vie. À dix ans.

C'est l'année de ses dix ans que chaque enfant est envoyé s'entraîner dans un autre monde, dit arkè tritogénique. Chaque monde, chaque porte a un nom.

Et dans cet arkè, on apprend.
À survivre, à se maîtriser, à se connaître.
Le but est de nous apprendre le plus de capacités possibles, étant donné que personne ne connaît son aerio. L'aerio, c'est le nombre de passage. On ne le connaît que lorsqu'il est épuisé. Pratique.

Les aerios définissent la caste à laquelle vous appartenez. Mes parents sont... étaient des Uns. Ils n'avaient qu'un seul passage, gâché pour s'entraîner. Ils auraient pu visiter un endroit merveilleux, vivre une vraie vie... mais voilà, ils ont été obligé d'aller s'entrainer dans ce fichu arkè.

Après les Uns, il existe différentes castes. Je les ai apprises pendant mon entraînement, mais je n'ai retenu que les noms. Les Simples, les Réguliers, les Voyageurs et les Immortels.
Ces dernier n'épuisent jamais leur aerio. En tout cas, aucun immortel n'a réussi. De la caste dépend le métier et les lois qui s'appliquent.
Et naturellement, les immortels dominent le royaume. C'est tellement injuste.

Le roi est forcément un immortel, et les Uns sont à son service gratuitement. Des esclaves soit disant volontaires.
C'est pour ça que mes parents sont partis. Et je ne me fais pas d'illusion sur leur retour : aucun Un n'est jamais revenu du service du roi.

Aucun.

Lorsqu'un passeur a épuisé son aerio, il devient un figé, comme les habitants des mondes derrière les portes. Mais un figé est toujours utile : chacun a un pouvoir, depuis sa naissance.

J'ai vu de nombreux pouvoirs.
Des très puissants.

J'ai vu un homme capable de maîtriser le feu.
J'ai vu une petite fille communiquer avec les animaux.
J'ai vu un vieillard qui transformait les objets qu'il touchait en or.
J'ai vu une une femme qui savait interpréter les rêves.

Mais j'ai aussi vu des pouvoirs ridicules.
Une mère de famille qui faisait apparaître des grenouilles.
Un adolescent qui se changeait en lui même. Mais sans tâches de rousseur.
Un nain doué de vision nocturne. Le jeudi.
Notre roi, pouvant changer la couleur des objets en les touchant.

Mon père avait un pouvoir de décodage, il pouvait déchiffrer les émotions des autres en regardant la couleur de leur yeux.
Ma mère avait un pouvoir de boussole. Elle pouvait retrouver n'importe quel objet rien qu'en y pensant.
Ils n'étaient pas très puissant.
Nathanaël a un pouvoir de mémoire, extrêmement puissant.
J'en ai un encore plus puissant, l'empathie. Je vois les auras des gens, et je sais les déchiffrer. Je peux absorber, mais aussi insuffler des
émotions, des ressentis, des voix. Ou encore, je peux récupérer les pouvoirs de n'importe qui. Et c'est ce qui me rend puissant.
Hadrien a un pouvoir de manipulation, mais je ne sais pas ce qu'il peut faire. Seulement que mes pouvoirs ne marchent pas sur lui.

L'autre chose qui me rend puissant, c'est que je ne suis ni un Un, ni un Simple. J'ai déjà passé plus de trente fois. Je suis un Voyageur.

Ce qui veut dire que je suis déjà mort plus de trente fois. Car pour sortir d'un monde figé, il n'existe qu'un seul moyen : la Mort.
En revanche, si un passeur se fait décapiter, ou bien meurt dans son Kosme, il meurt pour de vrai.

Enfin, si vous ne prêtez pas attention aux légendes.

Elles racontent qu'il existe une porte, dans un des Kosmes, qui mène au monde des morts.
Une porte à l'accès interdit, qui ne reste jamais au même endroit.
Qui ne sera jamais disponible. Sauf aux morts. Logique.

Et maintenant je sais pourquoi je suis autant passé. Je doit trouver ce monde des morts. Je dois trouver mon frère.

Je dois le faire. Pour Hadrien.
Et pour mes parents. De ce que je sais, ils seraient encore en vie, mais au service du roi jusqu'à leur mort.

Et à trois, nous pourrons tenter de nous battre pour les ramener à la maison.

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Naël me sort doucement de ma torpeur en me secouant l'épaule. Encore un contact physique. Ça me fait frémir.

Il me regarde avec espoir, et me redemande :
« Alors, t'as appris quelque chose à Junia ?
-Non. »
Son aura s'assombrit.
« Alors pourquoi était elle si chargée ? Tu l'as dit toi même ! 'Cette porte est vraiment étrange, on devrait y faire un tour !' Et tout et tout !
J'ai même pas pu t'accompagner, et toi tu me dis quoi ? Tu n'as rien vu ? »

Je lui lance un regard assassin, et lui propose avec cynisme que s'il veut réellement y aller, à Junia, ce n'est pas moi qui le retiendrait ! Surtout quand on sait que Junia est le monde de la Peste.

Il me regarde, incrédule comme toujours.

« La... la peste ? Ça veut dire que Junia était sur Terre ? »
Un autre monde ridicule. Normalement les figés ont un minimum de magie, mais pas eux. Et j'ai l'impression que la plupart des portes amènent chez eux.
J'acquiesce et, afin de terminer au plus vite la conversation, me lève définitivement.

Je passe devant mon frère sans même le regarder et part dans les couloirs de la maison. Nous devons partir au plus vite, il faut absolument retrouver Lythos.

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