Arline

35 6 10
                                    

Nous marchons. Encore et encore. Le paysage danse devant mes yeux, mais je n'y prête plus aucune attention.

Mes pieds sont en feu, chaque pas ébranle ma volonté. Pourquoi ne pas s'arrêter ? Au pire, nous arriverons un peu plus tard !
À peine arrivée à mon esprit, cette pensée est refoulée au plus profond de moi. Je ne dois pas lâcher. Ni aujourd'hui, ni plus tard. Je ne suis pas un pleurnichard. Il ne sert à rien de se plaindre. Je suis fort. Bien plus fort que mon frère.

Mes genoux demandent grâce, et je n'ai qu'à me retourner vers Naël pour constater que les siens sont en plus mauvais état encore. L'aura grise qui les entoure ne trompe pas. Il me ferait presque pitié. Presque. Je souris moqueusement, et accélère le rythme.

Le feu qui provient de mes pieds n'est plus douloureux. Je ressens juste une grande chaleur m'envahir à chaque pas. Et pourtant, si je m'arrête de marcher, ne serait-ce qu'une minute, je ne pourrait plus me relever.

Nous arrivons bientôt. Les auras des habitants d'Arline sont bien distinctes maintenant, et je pourrais presque les voir sans me concentrer. Le véritable problème vient de mon compagnon de voyage. Lui ne sais pas où nous en sommes, et je sens dans son aura une pointe de rouille poindre au côté du gris désormais omniprésent et brumeux. Son agacement est visible, et lorsque son aura prend une franche couleur de fer oxydé, je me retourne vers lui avant même qu'il n'ait pu prendre la parole.

"Une fois et une seule. Tu rentres, tu sors. Sans chercher plus loin."

Pas de surprise dans son aura. Le rouille s'estompe, puis laisse place au beau doré de la mémoire. Au creux de mon esprit, je sens mon frère remonter le fil de mes pensées. Et, tout en marchant, je le guide le long du dédale de ma mémoire. Jusqu'à ce qu'il parvienne enfin au présent. Il ouvre les yeux, et je suis surpris de les voir inversés. L'œil gauche ambré, l'œil droit azur. Il n'a plus ses yeux, il a les miens. Et avec, mon regard.

Je sens son énergie quitter mon esprit, et un sourire revenir sur ses lèvres. Son aura n'est désormais plus grise, mais saphir et rose. Espoir et confiance. Je serre les dents, en repensant à notre quête. Comment peut-il avoir plus confiant que moi en notre improbable réussite ? Sûrement parce qu'il réalise moins les dangers qui nous attendent. L'inconscient.


Trois heures ont passé depuis que Naël s'est plongé dans ma tête. Trois heures insoutenables, pour l'un comme pour l'autre. Nous n'avons pas parlé beaucoup. Certains chantent en marchant, et je sais que Naël aimerait bien le faire aussi, mais le chant n'a d'intérêt qu'à plusieurs voix. Or nous nous en partageons une. Chaque fois qu'il fait mine de fredonner, je reprends la voix. Je déteste chanter.

Arline est enfin à portée de regard. Mais ce n'est qu'un piège de nos yeux, puisqu'une interminable prairie se dresse encore entre nous et la cité. Une immensité que nous devons traverser sous un soleil ardent. Les rayons mordent ma nuque et réchauffent mon crâne. Je n'en peux plus. Et pourtant je sais qu'il ne reste pas plus de cinq covans. Quoique l'unité de mesure change en fonction des régions, je sais qu'ici nous utilisons le covan. Sur l'île voisine, il fait la même distance mais est appelé "mile". Sur le monde de figés pourri "Terre" aussi.

Nous devons pourtant continuer à avancer, malgré la douleur qui scie les jambes, malgré la gorge enflammée par le manque d'eau.

Nous avançons.
Un jour, ma mère m'a dit :

« Avancer, c'est suivre un objectif, c'est vivre. Reculer, c'est changer d'objectif, c'est vivre. T'arrêter, c'est perdre ton objectif. C'est mourir.
Avance, recule, bifurque et prends des courbes mais jamais ne t'arrête sur le chemin de la vie. »

Alors je continue. Pour elle. Puisqu'au bout de la route se trouve, je le sais, celui qui nous aidera à retrouver nos parents. Ils me manquent.

Perdu dans mes pensées, je trébuche dans une ornière. Une insulte franchit mes lèvres, avant que mes yeux ne constatent la catastrophe : ma cheville commence déjà à enfler. Comme si j'avais besoin d'être plus en retard encore. Alors, malgré la douleur, non plus sourde cette fois mais acérée qui remonte le long de ma jambe, je serre les dents et continue. En arrivant à la ville, j'aurais besoin de soins. Pourvu qu'un réparateur soit dans le coin. Je n'en doute pas, vu la taille de la ville.

Je pose difficilement le pied à terre, et ma démarche et mon rythme s'en ressentent. Naël, qui se tenait légèrement en retrait, vient me soutenir.

Frissons.

Je me dégage brusquement de son contact, et repousse violemment la main qu'il me tendait. Je m'en sortirais sans lui. J'avance sans considération pour ma cheville abimée.

Et pourtant, dans les derniers zalans nous séparant de la ville, je finis par accepter son aide, bien qu'insupportable de proximité et de contact.

Nous arrivons enfin aux portes de la ville. Des gardes sont postés de chaque côté d'une porte creusée dans l'impressionnante muraille entourant la ville. Ils nous arrêtent pour nous demander pourquoi nous sommes là et d'où nous venons. Je les regardent méchamment, et observe leur aura et leurs réactions. Je vais même jusqu'à fouiller dans leurs pensées pour savoir quelle est l'excuse qui soit la plus valable pour notre venue ici. Les voyageurs ne sont pas coutume sur nos routes, et Arline ne doit pas attirer grand monde en temps normal. Heureusement pour nous, les gardes sont obnubilés par la fête qui doit se dérouler le lendemain au cœur de la ville.

Sortant avec peine de leur cerveau dans un dernier élan d'énergie, je transmet les informations à Naël en pensée, avant de m'écrouler une nouvelle fois.

Obscurité.

Silence.

J'ouvre les yeux. Une vive lueur m'éblouit. Où suis-je ?
Je lance un regard autour de moi, et me rends compte que ma cheville ne me fait plus souffrir. Mes jambes non plus, et j'ai l'impression étrange d'avoir dormi des jours entiers, tant mon corps est reposé. J'inspire un bon coup et m'assois sur l'étrange paillasse sur laquelle j'étais allongé. Je suis dans une pièce ouverte sur une petite cour de graviers, et j'aperçois mon frère me tournant le dos. Il est assis sur un petit banc, à l'ombre d'un chêne, et est en pleine discussion avec une silhouette aux longs cheveux blonds.

Naël serait-il en train de draguer ?

Je ne peux m'empêcher de sourire.  Il serait temps pour lui de se trouver quelqu'un. Il en a besoin. En réalité, je pense que vivre avec moi est la pire chose qui lui soit arrivée. Il ne peut pas parler, pas épancher les nombreux sentiments qui le tourmentent, et certainement pas me poser toutes les questions qui lui brûlent les lèvres en permanence. S'il pouvait se trouver une fille prête à supporter sa bêtise et sa maladresse, peut-être serait-il plus heureux ?

Sans doute. Mais l'aura de celle-ci ne peut pas me tromper : elle a beau être confiante et heureuse, elle ne ressent rien pour lui. Absolument rien. Enfin, peut-être que ça peut changer.

Je me lève enfin, décidé à donner le signal du départ. Il est l'heure de repartir. Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi, et étonnamment cela ne m'énerve pas plus que ça, mais nous devons vraiment y aller. Tant pis pour le couple qui commençait (peut-être ?) à se former.

UchroniaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant