Comme prévu ou comme un imprévu fort peu contrôlé, Sacha était venue me chercher pour m'emmener au fin fond de la campagne. Elle avait découvert un lac il y a de cela quelques semaines et voulait absolument y retourner. Elle m'avoua qu'elle avait peur de s'y aventurer une nouvelle fois seule, car son sens de l'orientation était fort douteux. Alors, si j'avais bien compris, elle voulait simplement que je sois sa boussole le temps d'une après-midi. J'ignore pourquoi j'ai accepté de sortir en ce dimanche gelé et pluvieux. Je ne pense pas pouvoir haïr Sacha plus qu'aujourd'hui. Je venais à peine de fermer ma veste que nous étions déjà face au lac. Le plus inquiétant à cet instant, c'est que je me sentais plus gelé que le lac lui-même.
-C'est drôle, tu t'habilles différemment, me fit-elle remarquer.
Je fronçais les sourcils. C'était vraiment elle qui me balançait ça ?
-Sérieusement, venant de toi, je ne peux pas le prendre au sérieux.
-Tu n'aimes pas ma façon de m'habiller ?
-Non, pas vraiment.
-L'award de la sincérité te revient de droit. Comment tu fais pour te supporter ?
-T'es dure, là.
Elle sourit. Quelques pas plus loin, je pouvais apercevoir une ombre. J'essayai de m'approcher, mais celle-ci disparue instantanément.
-Tu as vu quelque chose ?
Je me retournai vers Sacha. Son écharpe était tellement mal mise qu'elle frottait le sol.
-Une ombre, répondis-je en enroulant à nouveau son écharpe autour de son cou.
-J'aime cet endroit, elle avait l'air absente.
Comme toujours, en fait.
-Ouais. C'est paisible.
Je m'assis sur un rocher, laissant un écart de deux rochers entre nous.
-Non, je ne trouve pas que c'est paisible. Du moins, nous n'habitons pas dans un endroit bruyant. Alors, tout est paisible ici. Du lac jusqu'aux maisons les plus éloignées de la ville.
-Les filles, toutes les mêmes, soupirais-je, vous trouvez du romantisme partout et vous rendez tout poétique. C'est affreusement envahissant.
-Médecin, répondit-elle après un temps.
Pour être honnête, je n'avais aucune idée de pourquoi elle venait de lâcher ce mot sans raison concrète.
-Pardon ?
-Médecin. Tu dis que je suis une fille, je dis que tu es médecin.
Pas vraiment sûr de comprendre où elle voulait en venir, je fis une grimace.
-Sauf que j'ai raison, tu es bien une fille. Et moi, je ne suis pas médecin.
-Une fille n'est qu'un mot, médecin une profession. Pourquoi je n'aurais pas le droit d'être une profession, plutôt qu'un mot ? Pourquoi certains mots ont plus d'importances que d'autres ?
-Tu es vraiment trop bizarre. Un mot c'est un mot, et médecin est aussi un mot.
-Je n'ai pas l'impression que médecin est un mot. Tu ne te demandes jamais pourquoi tu emploies des mots aussi naturellement ? Comme si nous avions été programmés pour les utiliser, sans réellement savoir pourquoi nous les employons ni d'où ils proviennent.
-Ce n'est pas ma priorité en matière de réflexion. Enfin, je ne pense pas que se demander ça soit réellement gratifiant ou intéressant, Sacha.
-Peut-être. C'est peut-être ce que tout le monde s'est dit. C'est effrayant de vivre dans un monde où l'on croit pertinemment tout savoir, alors que nous ignorons l'essence même de l'homme. Je trouve cela fort ironique.
-Je trouve ça tragique, ouais.
-La femme sur la photo, c'était ta mère ?
J'avais arrêté de respirer, puisque je me surpris à reprendre mon souffle. C'était tout à fait typique de Sacha, larguer des bombes sans prévenir. À mon plus grand étonnement, je n'étais pas fâché. J'étais simplement triste à cette évocation. Le temps passait et j'avais appris à ne plus entendre ce mot, aussi familier soit-il pour ceux qui en ont encore une. Je ne savais pas trop comment réagir. Je n'ai pas su comment réagir le jour où elle est morte. Les sentiments se bousculent et les émotions sont floues. On a l'impression que tout s'est immobilisé et qu'on nous attends, qu'on observe attentivement notre réaction. Je ne pense pas avoir réellement réagi. J'ai baissé la tête et aucune larme n'a coulé. J'avais une inexplicable douleur qui envahissait tout mon corps, et sans crier garde je ne pouvais plus contrôler mon corps.
Ainsi, je me suis rendu à son enterrement et la douleur s'occupait du reste. Elle marchait à ma place, mangeait à ma place, dormait à ma place. Quelques années plus tard, elle s'atténuait et me laissait reprendre ma vie. Ma routine. Alec m'avait toujours dit qu'un deuil était comme une mauvaise note, difficile à digérer mais facile à surpasser. Aujourd'hui, je trouvais cela complètement ridicule. Je n'arrivais pas à croire que je l'avais laissé me débiter ça sans réagir. Alec n'avait jamais rien perdu dans sa vie à part son labrador. On ne peut jamais ressentir la peine de l'autre, même si quelque chose de très similaire nous est aussi arrivé. Un deuil, c'est personnel. On le vit différemment, c'est tout. Il est inutile de vouloir nous comprendre pour apaiser notre douleur. D'ailleurs, cela ne fait que l'accroître.
Alors qu'il aille au diable, son foutu labrador.
-Oui. Au risque de te décevoir, sa mort n'était pas exorbitante. Accident.
-Elle devait beaucoup t'aimer. Sûrement autant que ton père.
-Tu n'en sais rien.
-Je peux le lire dans ses yeux, le ressentir à travers la photo.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais l'entendre à voix haute provoquait en moi une douleur spontanée.
Sacha se redressa et s'avança vers moi. Je ne sais pas trop comment on s'est retrouvé dans les bras l'un de l'autre, mais sentir son corps calé entre mon bras et mon torse m'apaisait. Je n'avais plus froid, du moins temporairement. Nous étions restés silencieux. Je ne crois pas qu'une conversation était propice à cet instant précis. Je n'avais jamais été un très grand bavard, et je n'ai jamais ressenti de gêne occasionnelle à quelconque silence. Du plus loin que je m'en souvienne, les filles me trouvaient bien trop louche et trop silencieux pour être un étudiant "normal". Puis, en l'espace d'une seule minute, son corps s'alourdit et j'entendis sa respiration se faire un peu plus bruyante. Elle s'était endormie.

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s a c h a
Short Story❝Sacha ne m'a pas changé. Elle a bouleversé tout mon monde.❞ i n c l a s s a b l e