Minuit

7 3 0
                                    

Alors qu'enfin je retrouvais le confort douillet de mes draps, les oreilles encore assourdies par la musique bien trop forte de cette soirée,  je me remémorais les quelques heures qui venaient de s'écouler comme dans un rêve. 

Une aparté pour le moins inattendue qui eut le mérite d'imprimer un sourire indélébile tout le reste de mon trajet jusqu'à l'appartement.

Et pour être honnête, cela faisait un bail que je n'avais pas ressenti autant de légèreté dans mon coeur. C'était comme l'effet de l'alcool mais sans la gueule de bois du lendemain. 

La clarté fugace des lampadaires qui entrait pas la baie me rendait le contour de mes doigts portés dans mon champ de vision et sans trop savoir pourquoi, je vins ensuite les poser contre mes lèvres, laissant le bout de mon index glissés sur celles-ci comme si la trace de ses propres doigts y était apposée. 

Cette sensation de courant électrique qui m'avait traversé à cet instant comme si nous étions connectés ou un truc du genre. Je m'entendis rire distraitement telle une idiote et je me rendis compte qu'en fait il se passait quelque chose qui ne m'était encore jamais arrivé auparavant. Pas une fois, un homme n'avait pu avec un si petit contact physique me laisser un tel souvenir et l'impression de sentir tout mon être s'éveiller, éclore comme après un lourd sommeil forcé. Toutes mes pensées étaient occupés à immortaliser chacun des détails de son visage. La couleur de ses yeux. Son sourire qu'il n'étirait que d'un côté. Ce tic qu'il avait de toujours passer sa main dans ses cheveux pourtant trop courts pour gêner sa vue. J'avais remarqué qu'il ne regardait jamais quelqu'un trop longtemps dans les yeux comme s'il craignait de laisser l'autre le sonder trop profondément. 

- Viens danser Lucie !

Lisa ne me laissa pas le temps d'épiloguer et enserra ma main dans la sienne en m'attirant vers la piste. La musique était latine et les corps enchevêtrés formait un ensemble lascif attirant. 

La rouquine lâcha enfin ma main quand elle fut sûre que je n'allais pas me défiler et elle me perdit au milieu de cette foule pressante. Les intonations traînantes d'une guitare espagnole vibraient dans les enceintes et venaient percuter mon palpitant qui semblait prendre le même rythme. Il y avait bien longtemps que je n'avais pas danser mais ce soir, au milieu d'inconnus, je laissais mon corps réagir naturellement au rythme. J'en fermais même les yeux pour partir encore plus dans l'irréel. Mes mouvements langoureux s'associaient à merveille à ces chants ibériques et je savais que j'étais douée à ce jeu-là. Evidemment, je n'avais pas toujours été cet animal sauvage qui ne se risquait pas au contact humain et j'adorais danser par ailleurs. C'était il y a une éternité et ce souvenir me revint tel un rêve lointain. 

Lorsque j'ouvris de nouveau les yeux, je le vis et il me regardait. Il était là, agrippé à la rampe de la mezzanine à l'étage au-dessus et ne se défilait pas alors que je le prenais sur le vif. Il continuait de me scruter de son perchoir comme si je risquais à tout moment de m'évanouir tel un mirage. Mais je continuais aussi dans cet échange visuel sans cesser mes pas rythmés. Ma main glissa contre ma nuque. La chaleur était incroyablement étouffante et le monde autour commençait à se mouvoir au ralenti. Bientôt la musique n'était plus qu'un vague son à peine perceptible, je n'avais d'yeux que pour ces lèvres qu'il ne cessait de mordre avec frénésie. Mon rythme cardiaque se mit à faire des caramboles et mon souffle irrégulier pressait ma cage thoracique. Son regard de braise pouvait presque brûler ma peau et la sensation était enivrante comme jamais. 

Je n'avais aucun idée depuis combien de temps nous nous dévorions des yeux mais j'aurais voulu ne jamais être interrompu, et surtout pas par un gros lourd et ivrogne de surcroît. L'homme en question puait l'alcool à plein nez et je n'avais pas besoin de voir sa face cramoisie pour m'en assurer. Sans que je ne l'y autorise, il glissa ses mains maladroites sur mes hanches qu'il pressa avec force pour me plaquer à son bassin. La proximité eut tôt fait de me dégoûter et déjà je tentais de la repousser sans succès. Toujours avec la même gratuité, il faufila sa bouche répugnante contre mon cou et son baiser mouillé retourna mon estomac. 

Mes tentatives vaines de le faire reculer étaient inutiles face à cette force herculéenne qu'il employait à me contraindre à sa manigance répugnante et même si je le suppliais d'abandonner, il s'autorisait toutes les caresses sans aucune gêne. Pendant une minute incroyablement longue, je voulus que Lisa se rende compte de ce manège et vienne à ma rescousse ou tout du moins appelle un des vigiles, mais c'était comme si personne n'était intéressé par ma détresse. 

- T'es bonne, tu sais. Articula-t-il avec difficulté dans un relent puissant de vodka. Je vais tellement ...

Mais il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'il basculait sur le côté pour se retrouver face contre terre. Le misérable tentait déjà de se relever malgré ses jambes flageolantes qui ne supportaient plus son poids. A sa place, face à moi, se tenait Gabin, le regard dur tourné dans la direction du poivrot et les poings serrés au point de faire ressortir toutes les veines de ses mains. 

- Foutez-moi ce connard dehors et je ne veux plus jamais qu'il entre ici, c'est clair ? Ordonna-t-il, intransigeant au vigile venu trop tard. 

Ce dernier obtempéra en récupérant le pochard par le col de sa chemise et il le traîna dans son sillage jusqu'à la sortie. 

Je reprenais peu à peu une respiration plus ordonnée et Lisa déboula à la seconde où l'incartade avait cessé.

- Lucie chérie, tu vas bien ? Quel abruti, ce type, non mais je te jure. 

Sa main n'arrêtait pas de faire des "va et vient" dans mon dos et elle parlait si fort que la plupart des personnes autour de nous me jetait un regard affligé. Voilà que je me retrouvais une fois encore au beau milieu d'une situation stressante que je n'avais pas voulu mais dont j'étais pourtant le personnage principale. Je détestais ça. Cela me laissait ébranlée au point de n'avoir plus aucune maîtrise de mon sang-froid. 

- Ne t'inquiètes pas, Lisa, je vais bien mais je vais rentrer. On se voit demain au bureau, d'accord ? 

- Tu veux que je t'accompagnes ? T'es vraiment toute pâle. Demanda-t-elle. 

- Je la raccompagnes, Lisa. Dis-le à Marysa, tu veux. 

Gabin ne la laissa pas répondre et me guidait vers la sortie où il héla un taxi. 

Pendant plusieurs minutes, un profond silence régnait dans l'habitacle et seul le bruit du moteur venait régulièrement empiéter dans mon malaise. 

- Merci, Gabin. Pour être venu à mon secours. 

J'ai d'abord cru qu'il ne répondrait pas. 

- J'aurais été capable de le tuer. 

Je l'ai considéré, toute étourdie par sa réponse puis il a tourné son visage vers moi, a longuement ancré ses iris aux miens puis son pouce, dans un geste si intime mais néanmoins infiniment doux, a glissé sur ma lèvre et nous a relié sans peine comme les deux parties d'un même objet. 

LA FATA MORGANAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant