Cela fait quelques heures que l'habitacle de la voiture est plongé dans le noir. Dans cette douce pénombre, Matthéo s'est endormi. Au début, nous étions chacun assis à nos places ; moi devant, et lui derrière. Mais tandis que je lançais une énième fois le Clair-de-Lune de Debussy pour le bercer et adoucir ses pensées, je l'ai vu la nuque renversée en arrière sur son siège. Comme je ne voulais pas qu'il se fasse mal, je suis sortie et me suis installée à l'arrière avec lui. J'ai doucement ramené sa tête sur mes genoux et fait de l'espace pour son large dos agrémenté de poussière blanche et d'étoiles d'encre.
La mélodie du piano résonne avec délicatesse dans notre espace sombre de nuit-voyage. Les notes s'envolent paisiblement autour de nous, leurs aiguës et leurs graves guident mes doigts alors que je caresse les cheveux bouclés de Matthéo. J'ai l'impression que cet instant est gravé dans l'Univers pour durer éternellement – et en jetant un regard par la fenêtre, je distingue les branches de Jupiter se mouvoir avec lenteur et volupté dans le ciel nocturne, comme s'il dansait pour son fils triste et endormi.
Je passe mes paumes sur son front et ses joues, incapable de dormir après une telle journée. Regarder Matthéo dormir est un beau spectacle qui suffit à reposer mon âme et calmer les battements de mon cœur. Je dessine de mes doigts la courbe de ses longs cils noirs en me laissant respirer au rythme du morceau que j'aime tant. Alors que j'entreprends de revenir glisser mes mains en douceur sur ses joues, celle chaude de Matthéo s'empare de l'une d'elles.
— Tu peux mettre l'Arabesque numéro un, s'il te plaît ?
Sa voix est paisible. La lumière de l'écran de mon téléphone est faible et sa lueur se reflète une nouvelle fois dans ses yeux – les siens ou ceux de Vulcain, peu importe, ils se mélangent et s'assemblent parfaitement. Je tombe amoureuse un peu plus, d'une chute lente et dramatique, quand la nouvelle mélodie ouvre ses ailes dans l'habitacle, nous entourant d'accalmies et de miel. Matthéo a posé ma main contre sa joue et étreint mon poignet, jouant avec mon bracelet en tissus. Je souris, saisie par l'agréable sentiment de plénitude. C'est le morceau La plus que lente qui débute maintenant, et je me sens comblée.
— Pourquoi tu n'enlèves pas ce bracelet ? Il est tout élimé.
— J'ai fait un vœu en le mettant. (Je caresse à nouveau son front de ma main libre.) Pour toi.
— Alors, ne me le dis pas. C'est la première fois qu'on fait un vœu pour moi, je veux qu'il s'accomplisse.J'ai fait le vœu qu'il soit heureux. La plus que lente monte dans les gaves brusques avant de retomber doucement en de clairs éclats. Debussy n'y était pas encore, mais sans le savoir, il avait peint notre nuit dans sa musique. Ce que je ressens lorsque je pense à Matthéo est décrit avec tant de justesse dans les notes qui volètent doucement du piano, dans nos yeux, en des pétales de cerisier rosés. Je ne vois pas mon bracelet mais je sens les doigts de Matthéo suivre son dessin sur ma peau – j'ai fait le vœu qu'il soit heureux, et c'est quand le bracelet se cassera qu'il le sera devenu. C'est une tradition.
— Pourquoi tu ne dors pas ? me demande-t-il alors de sa voix grave d'enfant-feu.
— Je veille sur toi, Matthéo.
— C'est à mon tour, maintenant.Il se redresse et lâche mon poignet. Je le vois se caler au fond de la banquette arrière, puis il me vole mon téléphone et le pose à ses pieds. Il guide ma nuque à ses côtés et j'appuie mon visage près de son épaule, tout contre sa poitrine. Il a passé sa main dans mon dos et joue avec les mèches de mes cheveux longs.
Alors que Clair-de-Lune retentit à nouveau dans sa délicatesse magnifique ; dans la chaleur des bras de Matthéo, je sombre lentement dans une nuit sans rêve, aussi noire que la source où baignent les branches du noyer, aussi douce que les mots de Matthéo lorsqu'il parle de musique classique.

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ASTRAPHOBE
Kısa HikayeVinciane et Matthéo se sont enfuis de la ville grise qui les rejette. Sur leur route, le tonnerre frappe et son éclat terrifie Vinciane qui craint les nuages noirs. Elle se sent toutefois en sécurité, car Matthéo est avec elle, lui et ses grands yeu...