Chapitre 2

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Abigaelle

Il paraît que les premiers mots d'un roman sont les plus importants, qu'ils définissent le reste de l'histoire, qu'ils permettent de convaincre ou non cette personne inconnue qui a décidé de les lire. La logique du lecteur est donc: les premiers mots de ce livre sont magnifiques et débordant de bon sens, le reste sera à la hauteur.

Je ne sais pas si ce genre de théorie peut s'appliquer à la vraie vie, si les premiers instants d'une vie définissent le reste de cette même vie. Je ne le pense pas, sinon nous aurions tous une vie douloureuse, puisque tous né.e.s grâce à des heures de travail épuisant, aux larmes, aux cris, à la peur que cela se passe mal parfois.
J'aurai aimé qu'il en soit autrement, que le bonheur qu'ont ressenti mes parents en me tenant dans leur bras pour la première fois, que l'émotion avec laquelle ils ont prononcé mon prénom, que l'amour qui débordait de leur couple déteignent sur ma vie entière. Cela m'aurait éviter beaucoup de galères à vrai dire, mais voilà, on ne choisit pas sa vie. On doit juste faire avec. Et j'ai du faire avec.

Pourtant elle commençait bien cette vie, nous étions en France, ce n'était pas la guerre, mon père avait du travail, mon grand frère était en bonne santé et il n'y avait eu aucune complications lorsque j'étais venue au monde.

J'ai très peu de souvenirs de ma petite enfance, rien de précis. Les mystères de ma mémoire font que je me souviens du bruit que faisait la porte de ma chambre le matin quand on venait me réveiller, mais pas de la couleurs des murs. Je vois nettement les assiettes abîmées qu'on utilisait au petit déjeuner, les bleues, qui dataient du mariage de mes parents. Je me souviens de mon frère qui faisait des blagues et du rire de mes parents. Je me souviens de la première fois qu'il y a eu un gros boum dans le ciel, si fort que ça m'avait réveillée, et de toutes les fois qui ont suivi. De mes parents qui s'étaient empressés de venir dans notre chambre, pour nous rassurer, nous dire que ce n'était rien. Je me souviens de mon frère qui m'avait dit que ce n'était pas vrai, qu'ils nous mentaient, que si, c'était grave.

-C'est toi qui dit n'importe quoi, les adultes ça ment pas.

-S'ils mentent c'est que c'est tellement grave qu'ils faut pas qu'on le sache. Il faut faire semblant de les croire pour les rassurer.

-Tu es sur ?

-Oui. Mais tu verras, ça ne durera pas longtemps. Bientôt ça sera fini et ils nous expliqueront pourquoi on avait pas le droit de savoir.

-Et ça sera quand ce moment ?

-Je ne sais pas, mais bientôt je te le promets. En attendant, pas un mot à papa et maman et surtout on ne se dispute plus. D'accord ?

-D'accord.

Mon grand frère, c'était comme un adulte, il ne mentait pas. La seule différence avec un vrai adulte, c'était qu'il était obligé de finir son assiette si maman lui ordonnait. Alors s'il disait que les gros bruits allaient bientôt arrêter, c'est que c'était forcement vrai. Je savais qu'il avait raison, une fois il m'avait dit que si j'arrêtais de bouder, il allait faire beau, et le ciel s'était vraiment éclairci. Mon frère c'était un mélange entre un presqu'adulte et un presque Dieu, parce qu'il savait tout. Je pouvais lui poser n'importe quelle question, il avait toujours une réponse. C'était pratique, surtout que depuis qu'il y avait des explosions la nuit, il m'avait interdit de poser des questions à nos parents, pour pas qu'ils sachent qu'on savait. Mais voilà, les bruits avaient continué et Joseph reportait la fin de nos nuits mouvementées à "bientôt", dans une semaine, dans dix jours, mais "bientôt, promis". Il tenait toujours ses promesses mon frère.

Un soir, en rentrant du travail, papa avait dit qu'on allait aller dormir chez des amis qui habitaient quelques . Moi j'étais contente, Gabriel était gentil avec moi. Joseph avait fait oui de la tête, mais avec des yeux qui disaient non. Je n'avais pas fait attention, j'étais contente de voir quelqu'un de mon âge. J'en avais marre d'être enfermée toute la journée, j'avais besoin de jouer et pas simplement de m'entrainer à lire dans un coin.

Je me précipitais donc dans ma chambre, trop heureuse d'aller chez des amis pour perdre une seconde. Je mis ce qui me semblait important dans un petit sac à dos que mon frère m'avait donné. Je restai quelques secondes à me demander combien de jeux il fallait prévoir. J'entendis quelqu'un entrer discrètement dans la pièce.

-Joseph, tu sais combien de temps on part ?

-Non je ne sais pas.

Je m'étais figée d'étonnement que mon frère qui savait tout ne sache pas ça. Je me retournai et le regardai.

-Je ne sais pas combien de temps on part Abi, et ça m'inquiète. Papa et maman n'ont rien voulu me dire.

-C'est normal c'est des adultes, il faut les rassurer.

-Non Abi, ce n'est pas ça.

-C'est quoi alors ?

-C'est à cause des explosions le soir. André, à l'école, il m'a dit que Jean lui avait dit que son papa lui avait dit que des méchants allaient bientôt arriver. Il paraît même qu'ils tuent les Juifs.

-C'est qui les Juifs Joseph ?

Mon frère c'était un presqu'adulte. Et les presqu'adultes, comme les adultes, ils mentent pas et ils pleurent pas, parce que c'est un truc de bébé. Plus que la phrase en elle même, ce furent ses yeux brillants de larmes qui m'effrayèrent lorsqu'il murmura:

-C'est nous Abi, c'est nous les Juifs.

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J'espère que ce chapitre vous a plu, n'hésitez pas à donner votre avis !

À samedi prochain ;)

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