La jeune femme au portrait

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Léa se faisait peu à peu à sa nouvelle vie en solitaire. Son travail à l'Enfance de l'art ne lui laissait guère que les fins de soirées et les dimanches de libres, juste assez pour dessiner et se promener, et les nombreuses personnes qu'elle rencontrait au cours de la semaine à la boutique satisfaisaient ses besoins du moment en matière de contacts humains. Eux, et Stella, la blonde torride qui avait eu raison sur toute la ligne à son sujet. Avec Stella les choses étaient claires : pas d'engagement, juste du bon temps. Elle l'avait réconciliée avec son corps de femme qui aimait les femmes.

Léa habitait à présent un minuscule appartement doté d'un grand balcon. C'était suffisant pour abriter les rares possessions qu'elle avait décidé d'emporter, les quelques meubles bon marché achetés depuis son arrivée, et la vaste planche posée sur deux tréteaux qui lui servait de table à dessin.

Elle avait également hérité du chat. Paul l'avait priée de l'emmener, car il lui avait offert le chaton pour leurs trois mois de mariage, et si durant le séjour de Léa à l'hôpital le regarder grandir l'avait aidé à ne pas sombrer dans le désespoir, il refusait désormais d'avoir à contempler au quotidien ce symbole vivant de leur naufrage matrimonial. Léa aimait les chats, dont elle appréciait l'élégance ainsi que le tempérament à la fois câlin et indépendant. Elle s'était attachée à celui-ci, jeune mâle à peine adulte encore un peu chaton fou, et ne s'était pas fait prier beaucoup pour l'adopter. Sa discrète présence veloutée suffisait à l'empêcher de se sentir seule dans son minuscule chez-soi.

Elle préparait une exposition. Elle avait montré quelques-unes de ses aquarelles à son patron, qui les avait appréciées et lui avait proposé de les accrocher dans la galerie de la boutique. Il avait choisi celles qui lui plaisaient le plus, et pour le reste lui laissait carte blanche. Elle avait déjà sélectionné certaines œuvres, mais hésitait encore sur les dernières. Elle cherchait un fil conducteur à sa sélection, faite à la fois de scènes croquées sur le vif et imaginaires.

Un soir qu'elle avait éparpillé par terre autour d'elle ses plus récents travaux, assise en tailleur au milieu du bout de moquette épaisse qui lui servait de tapis, sous l'œil blasé d'Hector qui ronronnait pelotonné sur son divan-lit, le fil en question finit par lui sauter aux yeux. C'était un motif récurrent dans la plupart de ses œuvres, souvent présent d'une façon ou d'une autre : la jeune femme aux yeux verts. Celle-ci faisait l'objet de son tout dernier portrait, où elle était représentée le visage de trois quarts et de dos, comme si, interpelée par l'artiste, elle s'était retournée pour la regarder par-dessus son épaule. Léa n'avait pas voulu la ressemblance, mais avec son foulard noué autour de la tête, le modèle évoquait irrésistiblement la jeune fille à la perle de Vermeer. Le foulard, au lieu d'être bleu, était vert, bien sûr : du même vert que les yeux de chat de la jeune femme.

Il n'y eut pas vraiment de vernissage pour marquer le début de l'exposition : la galerie d'art était attenante à la boutique et les accrochages s'y faisaient à la bonne franquette. Néanmoins Léa avait bricolé une sorte de carton d'invitation, qu'elle avait envoyé à ses connaissances afin de les tenir au courant de sa nouvelle vie. Son père fut le premier à venir admirer ses travaux, et resta sans voix devant le talent caché qu'y dévoilait sa fille.

― C'est vrai que tu dessinais très bien quand tu étais petite, se souvint-il, ému. J'ai encore les cartes que tu m'avais faites pour la fête des pères et pour mon anniversaire. Tu dois tenir ça de ton grand-père maternel qui était peintre amateur à ce qu'on dit : il n'y a jamais eu d'artistes de mon côté de la famille !

Léa fut rassurée de savoir qu'un ancêtre quelque part dans son arbre généalogique légitimait en quelque sorte son talent et l'autorisait ainsi à exister.

Ses amies passèrent à la boutique et s'extasièrent avec plus ou moins d'intérêt et de sincérité sur ses réalisations. L'une d'elles, qui avec son mari venait de prendre possession de son nouvel appartement et n'avait en tête que couleurs de peintures, choix des papiers peints et motifs des rideaux, s'écria :

― Quelle chance tu as ! C'est fantastique de pouvoir customiser son intérieur et ses accessoires sans avoir à payer quelqu'un pour le faire ! Qu'est-ce que tu dois faire comme économies !

Léa, qui gagnait à présent à peine plus que le SMIC, portait des vêtements bon marché et vivait dans trente mètres carrés avec le strict minimum, se dit en souriant poliment à son amie que sans aucun doute celle-ci considérait l'art à sa juste valeur : comme un moyen d'embellir le quotidien.

Paul vint à la boutique avec un visage de six pieds de long et lui jeta des regards de chien battu avant de parcourir distraitement l'exposition puis de tomber en arrêt devant une œuvre, qu'il contempla longuement et mit un point d'honneur à acheter plus cher que le prix affiché. Il réalisa la transaction avec le patron de Léa et s'acquitta sur les conseils de ce dernier d'un supplément pour l'encadrement de l'aquarelle et sa livraison à domicile. Il choisit soigneusement le cadre, puis s'enfuit comme un voleur sans dire au revoir à Léa. Il avait acheté un autoportrait, de ceux qu'elle avait réalisés à l'époque où voir à quoi ressemblait son propre visage dans la glace suscitait encore chez elle un étonnement permanent.

Pauvre Paul, se dit Léa, j'aurais dû refuser de le lui vendre. J'espère qu'il finira par mettre ce portrait au fond d'un placard, au lieu d'entretenir son malheur à ressasser ce qu'on aurait dû vivre ensemble en contemplant un fantôme.

En matière de fantômes, Léa ne tarda pas à découvrir que Paul n'avait pas le monopole. Quelques jours plus tard, une jeune femme rouge de colère entra en trombe dans la boutique et cria sans ambages à la cantonade :

― Qui est le patron ici ? J'aimerais bien savoir quel est l'abominable individu qui se permet d'afficher mon portrait en vitrine et en plus de signer Camille ! Si c'est une blague, vous devriez avoir honte !

Léa, qui était occupée au fond du rayon peinture à déballer des tubes d'acrylique, se releva en hâte et s'avança sans réfléchir.

Devant elle se tenait la jeune femme aux yeux verts, en chair et en os.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant