Conversation de couloir

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La porte avait un œilleton, et Camille attendit, le cœur battant, que Lucie la reconnaisse et refuse de lui ouvrir, se contentant de l'ignorer en silence. Mais la porte s'ouvrit brusquement dans un cliquetis de clés. Lucie apparut les bras croisés sur sa veste de cuisine, apprêtée pour sa journée de travail.

― Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda-t-elle d'un ton glacial, ses yeux verts déjà gris de colère.

― Je... Excuse-moi de te déranger. J'ai une question à te poser. Ensuite je ne t'embêterai plus jamais si c'est ce que tu veux. Je peux ?

Camille avait esquissé le geste d'entrer, peu soucieuse de régaler de leur vie privée la vieille voisine toujours à l'affût derrière la porte d'en face, mais Lucie ne bougea pas d'un pouce, sévèrement campée sur le seuil de l'appartement. Elle consentit néanmoins à répondre.

― Parlez, on verra bien. Et ensuite vous disparaissez. Je dois aller travailler, vous allez me mettre en retard.

― Tu as encore plus d'une demi-heure ! protesta Camille sans réfléchir.

L'affirmation fit tiquer Lucie, qui la regarda plus que jamais comme la harceleuse en puissance qu'elle était, quelqu'un qui peut-être l'espionnait depuis des jours pour tout savoir d'elle et de ses habitudes.

― Décidez-vous ! ordonna-t-elle.

― Je..., hésita Camille. Est-ce que tu es heureuse ?

La réponse de Lucie fusa d'une voix qui ne demandait qu'à s'emporter.

― Vous voulez rire j'espère ? Vous avez écrasé la femme que j'aimais, vous vous souvenez ? Vous pensez que je peux encore être heureuse alors que vous venez tous les jours me le rappeler ?

― Lucie... Est-ce que tu l'aimes ?

― De qui vous parlez ?

― La femme avec qui tu dansais samedi soir en boîte. Est-ce que tu l'aimes ?

Lucie la considéra d'un air stupéfait.

― Ce ne sont pas vos affaires. Alors c'est vrai, vous m'espionnez ? Vous me suivez jusque chez moi, et aussi quand je sors... Vous êtes malade, hein.

― Lucie, je t'en prie...

― Vous partez ou j'appelle la police ?

Elle allait lui refermer la porte au nez. Elle refusait de l'écouter, et qui pouvait l'en blâmer ? Camille se sentit tout à coup terriblement seule et impuissante. Ses yeux se remplirent de larmes qui débordèrent et elle baissa la tête en hâte pour les cacher. Son nez menaçait de couler, il fallait partir. Pourtant elle restait là, sous le feu de ces yeux gris impitoyable comme celui d'un peloton d'exécution. Qu'est-ce que cela changerait ? Leur amour était mort.

Il y eut des bruits de pas feutrés en face d'elle, et une boîte de mouchoirs en papier apparut sous son nez, tendue de mauvaise grâce par une Lucie à l'air mi-troublé, mi-exaspéré.

― Ca suffit oui ! A quoi ça rime tout ça ? Ma Camille, vous l'avez tuée ! Et maintenant vous vous prenez pour elle ? C'est le remords ? Je sais que vous n'étiez pas en tort, mais vous comprenez bien que je ne peux pas m'empêcher de vous en vouloir, non ? Je n'ai pas la moindre envie de vous voir. Qu'est-ce que vous cherchez à la fin ?

― Toi, Lucie. Nous. Je me souviens de tout, souffla Camille en relevant enfin la tête pour regarder Lucie dans les yeux.

Dieu sait ce que celle-ci y lut, car elle esquissa presque aussitôt un geste de dénégation confus.

― Vous savez bien que ce n'est pas possible votre histoire. Comment voulez-vous qu'on arrive à tourner la page si vous insistez comme ça ?

― Et s'il n'y avait pas de page à tourner ? Si on avait une seconde chance ?

Lucie la considéra un instant en silence, sa colère retombée, l'air un peu troublé.

― Ce que vous racontez me fait du mal. Je ne veux pas vivre dans le souvenir. Rentrez chez vous maintenant.

― Tu étais au cimetière Lucie. Tu ne veux pas la tourner, cette page. Pourquoi tu refuses de m'écouter ?

Lucie hésita.

― Peut-être parce que vous êtes belle, séduisante, et que j'ai peur que vous me plaisiez, admit-elle. Qu'est-ce que je peux faire de pire à la mémoire de Camille que de sortir avec vous, hein ? Vous voyez pire, vous ?

Camille ne put s'empêcher d'émettre un petit rire.

― Effectivement, vu comme ça...

Elle se reprit.

― Mais je ne suis pas la femme que tu crois. Moi je suis venue te rendre ce qu'elle t'a pris.

Elle osa poser la main sur la joue de Lucie, qui la laissa faire. Après si longtemps, la sensation à la fois si familière et légèrement différente de ses souvenirs lui fit de nouveau monter les larmes aux yeux.

― Tu le sens, n'est-ce pas ? murmura-t-elle. Ce qu'il y avait entre nous, c'est toujours là.

Lucie, le visage de plus en plus proche du sien, la scrutait intensément comme si elle cherchait une réponse au fond de ses yeux.

― Je ne sais pas comment vous faites pour me regarder comme ça, chuchota-t-elle, fascinée. Comme elle.

Mais soudain, elle sembla revenir à la réalité et recula d'un pas.

― Ce n'est pas possible, dit-elle d'un ton ferme. Vous ne m'entraînerez pas dans votre délire.

Puis elle ajouta d'un ton las :

― Allez, rentrez chez vous maintenant.

Et elle referma la porte, ignorant Camille qui murmurait :

― Mais c'est ici chez moi.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant