Rendez-vous

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Camille refusait de s'avouer vaincue, même si son entrevue avec Lucie s'était soldée par un échec. Lucie n'avait pas osé la croire. Mais ce qui était sûr, c'est qu'elle n'avait pas tourné la page et n'était pas heureuse sans elle.

Camille laissa passer quelques jours. Puis elle utilisa le numéro de téléphone dont elle s'était souvenue et lui envoya un SMS proposant de se revoir pour discuter. Elle suggéra le salon de thé préféré de Lucie comme lieu de rencontre, signa Camille, et attendit une réponse.

Une semaine passa, puis deux, et elle se demanda si Lucie donnerait jamais suite à sa proposition, ou si c'était là plus que celle-ci n'en pouvait supporter. Elle commençait à perdre espoir lorsque son téléphone afficha enfin un message de réponse. Il ne contenait que ces mots : Aujourd'hui 16h30.

Camille jura tout bas : cette tête de pioche n'avait pas refusé de la voir pour finir, mais lui fixait un ultimatum. Elle était au travail et n'était censée finir qu'à 19h. Elle alla supplier monsieur Jean de la laisser sortir exceptionnellement plus tôt pour raisons personnelles urgentes, à charge de revanche. Celui-ci fronça les sourcils, car c'était lui en principe qui partait à 16h, mais il admit que la journée était plutôt calme, et accepta pour cette fois de se charger de la fermeture.

Camille arriva un peu en avance et demanda une table pour deux. Elle se commanda un thé vert à la menthe et une tartelette au citron meringuée, et sachant que Lucie était du genre ponctuel, demanda pour 16h30 un Darjeeling et un parfait chocolat passion. C'était ce qu'elles prenaient toujours quand elles venaient ici.

Le thé arriva et Camille se servit une tasse dans laquelle elle plongea aussitôt le nez, heureuse de la distraction. Elle n'avait commandé la tartelette que par habitude, car elle n'avait pas le moindre appétit, et commençait à regretter de ne pas avoir proposé de se retrouver dans un bar, histoire d'avoir quelque chose de plus fort à boire pour se donner du courage.

Lucie arriva pile à l'heure comme toujours, les yeux cernés et les traits tirés. Elle l'aperçut rapidement dans la salle mais sembla hésiter à la rejoindre. Elle finit par se décider et s'approcha en même temps que la serveuse qui apportait le thé et la pâtisserie commandées plus tôt.

― C'est pour madame, dit Camille en désignant Lucie qui hésitait à s'asseoir.

Lucie embrassa la table du regard et se posa au bord d'une chaise, comme un oiseau prêt à s'envoler au moindre bruit soudain. Elle dévisagea Camille d'un air grave et déclara :

― Vous êtes schizophrène je pense. Vous avez pensé à consulter un psy ? Je suis désolée que cet accident vous ait fait perdre la tête, mais je ne peux pas vous laisser m'entraîner avec vous. J'ai déjà eu assez de mal à accepter que Camille...

Elle n'acheva pas. Contemplant d'un œil noir le thé et les pâtisseries sur la table, elle déclara :

― Je n'étais pas revenue ici depuis.

― Lucie, dit Camille, qui tremblait intérieurement plus que jamais, consciente que c'était peut-être là sa dernière chance. Où veux-tu que j'aie été chercher tout ça ? Je ne suis pas folle, je suis moi – même si je t'accorde qu'on ne dirait pas, à première vue. Qu'est-ce que tu as à perdre ? Pose-moi toutes les questions que tu veux.

Lucie était réticente, mais elle était venue. Elle réfléchit un instant, puis accepta le défi et se mit à bombarder Camille des questions les plus personnelles qu'elle put trouver, celles dont seules deux ou trois personnes voire aucune à part elles deux ne pouvaient connaître les réponses. Camille, trop heureuse de faire ses preuves, répondit avec un luxe de détails.

Deux heures s'écoulèrent. Un sillon de contrariété s'était creusé entre les sourcils de Lucie.

― Tête de pioche, sourit Camille. Tu ne me crois toujours pas, n'est-ce pas ? C'est vrai que je n'étais pas aussi sexy avant ! Maintenant je peux enfin te faire de la concurrence !

Lucie lui adressa un regard dangereusement gris qui lui fit aussitôt passer l'envie de flirter. Un instant, plongée dans les souvenirs de leur vie commune, elle avait cru retrouver leur intimité passée, mais elles n'en étaient vraiment pas encore là.

― Il faut admettre, déclara Lucie, que vous savez tout de nous. Ca au moins c'est vrai. Mais si ce n'est pas vous cette Léa, qui est-ce donc ?

La question semblait sincère : Lucie voulait finalement savoir qui était la femme au volant de la voiture fatale. Camille lui dit ce qu'elle en avait appris depuis qu'elle s'était réveillée dans sa peau. Elle précisa que Léa était toujours mariée, bien que désormais séparée de son époux, qu'elle avait un père qui l'adorait, et conclut qu'à sa connaissance il ne subsistait rien dans ce corps de l'esprit de Léa – pas le moindre souvenir, instinct, goût, ou quoi que ce soit qui ait jamais réagi à son environnement familier.

― A part l'amour des chats, réfléchit-elle à haute voix. Mais il semble qu'on avait au moins ça en commun au départ – c'est peut-être bien la seule chose d'ailleurs !

Camille expliqua brièvement à Lucie comment elle avait hérité à sa séparation d'avec Paul de son propre petit fauve domestique, et comme un bon dessin valait mieux qu'un long discours, elle sortit un stylo de sa poche et griffonna rapidement le portrait de l'animal sur une serviette en papier. Lorsqu'elle eut terminé de hachurer les rayures du pelage, Lucie la fixait avec une intensité presque féroce.

― Dessine mon tatouage, ordonna-t-elle d'une voix blanche, oubliant enfin de la vouvoyer.

Camille s'illumina.

― Tu n'as pas de tatouage, déclara-t-elle. Pas encore. Mais si tu en avais un, il ressemblerait à ça.

Lucie avait toujours voulu un tatouage, mais n'avait pas encore trouvé le courage de se lancer dans sa réalisation. Pour l'aider à s'habituer à l'idée et voir si le modèle lui plairait assez longtemps, Camille en avait fait le dessin, que Lucie avait accroché dans leur chambre de son côté du lit, de manière à le voir même couchée. Retournant la serviette, Camille reproduisit de son mieux l'élégant motif abstrait que lui avait inspiré l'initiale de sa compagne.

Lorsqu'elle eut fini, Lucie semblait enfin à bout d'arguments et la regardait d'un air vraiment troublé.

― Ce n'est pas possible, dit-elle. Je le sais, tu dois bien le savoir aussi. Mais c'est la seule explication logique pourtant. Qu'est-ce que j'ai encore à perdre ? Et si tu n'es que la folle qui a tué Camille... Ma foi, tu me dois bien ça !

Et cette fois, ce fut elle qui attira Camille par le col pour l'embrasser sans crier gare.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant