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Lucie avait des sautes d'humeur. Dans leur vie d'avant, elle s'était souvent montrée emportée et bagarreuse, mais jamais inconstante. Léa savait bien que c'était elle le sujet de sa discorde intérieure.

Leur relation était un grand huit permanent : tantôt la lune de miel, tantôt le retour à la case départ, chacune chez soi comme si rien n'existait entre elles. Lucie acceptait et rejetait l'amour de Léa – certains jours, même sa simple présence lui était insupportable. Elle mettait parfois un point d'honneur à lui faire savoir qu'elle était trop occupée ou fatiguée pour la voir. Parfois elle refusait que Léa la touche. D'autre fois c'était elle qui lui faisait l'amour jusqu'à épuisement comme si elle cherchait à prouver quelque chose.

Depuis que Léa était réapparue dans sa vie, Lucie ne lui avait jamais dit qu'elle l'aimait.

Cette semaine-là, Lucie faisait le service du midi et elle était partie au travail de bonne heure, après une de ces nuits déroutantes où Léa sentait poindre une forme de désespoir dans le besoin nouveau et acharné qu'elle avait de la faire mourir de plaisir. Léa, qui commençait plus tard, s'était levée après son départ et avait ouvert machinalement le placard de la chambre pour y prendre des vêtements propres là où se trouvaient autrefois les siens. Ils n'y étaient plus, bien sûr. Après l'accident, Lucie avait fini par faire le tri et retirer ses affaires du placard. Léa se souvint des photos d'elles que Lucie avait rangées dans un carton et jeta un coup d'œil au fond du placard. Après tout c'était aussi son placard – et ses photos – elle avait bien le droit de regarder...

Sous une pile de boîtes à chaussures contenant des chaussures, elle en trouva une qui contenait les photos décrochées des murs et retirées des meubles où elles avaient jadis été posées. Elle posa la boîte sur le lit et s'y assit pour regarder les photos de cette autre vie où elle était Camille et où Lucie l'aimait sans mélange. Elle se demanda avec appréhension si Lucie lui pardonnerait un jour de ne plus être la même, et si les choses finiraient par redevenir simples et évidentes entre elles. S'il serait de nouveau possible un jour de lui prendre la main dans la rue, de l'enlacer ou de poser un baiser sur ses lèvres sans réfléchir.

Au fond de la boîte, sous les photos, Léa trouva quelques vêtements pliés. Elle déplia avec étonnement son vieux pyjama usé, composé d'un collant de coton bleu marine décoloré par de multiples lavages et d'un t-shirt de base-ball blanc aux manches bleues. Avec une paire de chaussettes Burlington hors d'âge, l'ensemble constituait la tenue favorite de Camille pour traîner le soir avant de se mettre au lit, ce qui lui avait valu d'infinies moqueries de la part de Lucie sur son accoutrement de joueuse de softball et son art de susciter le désir avec des tenues affriolantes.

En vérité Lucie adorait la silhouette androgyne de Camille, dont cette tenue de nuit maison flattait mieux les formes garçonnières qu'elle ne voulait bien le reconnaître – la preuve en était que les vêtements tant raillés avaient été plus souvent qu'à leur tour semés en route avant même d'arriver jusqu'à la chambre.

Qu'en souvenir de Camille, Lucie ait choisi entre toutes de garder ces reliques fatiguées lui fit picoter les yeux. Depuis qu'elle était sortie de l'hôpital, elle avait hérité de la garde-robe de Léa et n'avait plus eu accès à la sienne. Un peu par nostalgie, un peu par curiosité, elle enfila le vieux pyjama.

Elle était trop grande à présent, il manquait dix bons centimètres aux jambes du pantalon et aux manches du t-shirt. Elle se retrouvait à l'étroit dans le t-shirt de base-ball, avec toute cette poitrine que le col rond ne mettait guère en valeur. Il ne tombait plus si bien désormais sur sa silhouette qui n'avait plus rien de longiligne ni de garçonnier.

Elle ressentit la même pointe de tristesse qu'elle avait ressentie adolescente lorsqu'il lui était arrivé de constater qu'elle avait trop grandi pour continuer à porter l'une de ses tenues favorites. De l'étonnement aussi : elle n'aurait pas imaginé ressentir encore à l'âge adulte ce pincement au cœur si particulier qu'elle avait cru réservé à sa période de croissance, lorsque le mouvement irrépressible de la vie qui va de l'avant l'obligeait à abandonner derrière elle ses vieilles mues si confortables et rassurantes.

Un bruit de clés se fit entendre à la porte de l'appartement et Léa, toujours vêtue de son vieux pyjama, se dirigea vers l'entrée sans inquiétude. C'était évidemment Lucie qui revenait pour une raison quelconque.

― Salut, dit-elle en souriant, déjà de retour ! Tu as oublié quelque chose ?

A sa vue, Lucie se figea. Pâle comme un linge, elle la regardait avec horreur. Léa prit soudain conscience que c'était sa tenue qui l'épouvantait. Détournant les yeux, Lucie ordonna d'une voix blanche :

― Habille-toi et va-t-en. Je ne veux plus te voir.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant