Hasard

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Lucie l'avait fuie.

C'était compréhensible – en plein travail de deuil, finalement résignée à la perte de sa compagne, cette histoire à dormir debout. Et pire que tout peut-être, la menace de l'espoir. Camille se demanda brièvement si elle avait le droit de lui infliger cela. Mais puisqu'elle était bel et bien là, avec cette promesse de bonheur renouvelé pour elles deux, pourquoi laisser Lucie s'accrocher à son deuil ? D'autant que celle-ci ne semblait pas encore avoir véritablement tourné la page et repris sa vie sans elle.

Stella, déjà plus amie qu'amante, avait invité Camille à sortir le samedi suivant. Joueuse, elle lui avait donné rendez-vous dans un club féminin, histoire de voir si cette dernière, avait-elle dit, ne trouverait pas quelqu'un d'autre de plus à son goût. Camille, sceptique, s'était dit que Stella parlait pour elle-même.

Stella était un être libre et fantasque, aussi insaisissable qu'un courant d'air, qui n'exigeait ni ne promettait jamais rien. Une bourrasque salutaire dans la vie de Camille depuis sa renaissance, mais si Stella l'avait aidée à se redéfinir et lui consacrait toute son attention quand elle était là, elle était bien trop volatile et imprévisible pour constituer un véritable point d'appui dans sa vie.

Camille avait néanmoins accepté l'invitation : avec Stella on ne s'ennuyait jamais, et puis une occasion de danser jusqu'à tomber de fatigue et se vider enfin la tête était toujours bonne à prendre.

Elle réalisa fidèlement son programme pendant une heure ou deux, dansa jusqu'à plus soif, but quelques verres, pas assez pour s'enivrer, suffisamment pour se détendre, regarda Stella naviguer entre les sollicitations de diverses autres femmes attirées par son aura – Stella flirtait comme elle respirait, sans même y penser, mais avait le bon goût de ne s'intéresser ouvertement à personne d'autre lorsqu'elle était avec elle. Et puis Camille aperçut une silhouette familière sur la piste de danse et sentit les effets de l'alcool se dissiper brutalement.

C'était Lucie qui dansait à corps perdu – dans les bras d'une autre femme.

Autant pour le travail de deuil, pensa Camille, soudain envahie par une bouffée de jalousie brûlante. Elle eut envie de se précipiter sur la piste et d'arracher Lucie à la cavalière qu'elle enlaçait. Mais de quel droit l'aurait-elle fait ? Quand bien même elle aurait été pleinement l'ancienne Camille, elle n'aurait pas osé contester à Lucie la liberté de faire ses propres choix. A présent c'était pire : Lucie ne faisait qu'appliquer ce qu'elles avaient longuement débattu en théorie– continuer à vivre malgré la perte, malgré tout. Avec une autre, forcément. La jalousie n'en était pas moins mordante. Qui était cette fille ? Un flirt d'un soir ? Une relation sérieuse ? Sa remplaçante ?

Stella remarqua aussitôt son changement d'humeur, et son regard sagace suivit celui de Camille, rivé à Lucie qui dansait, oublieuse.

― Une copine à toi, ma belle ? demanda-t-elle.

― C'était ma copine, oui ! répondit Camille d'un ton plus amer qu'elle ne l'avait voulu.

Stella haussa un sourcil intrigué.

― Elle t'a quittée ?

Comment diable expliquer ?

― Hm, en fait c'est moi qui ai dû partir brusquement, marmonna Camille. Sans prévenir. Et maintenant c'est fini.

― Ca n'a pas l'air fini pour toi, ma belle, fit remarquer Stella. Tu ne veux pas aller t'expliquer ?

Décidément, Stella, elle, n'était pas du genre jaloux. Camille fit non de la tête.

― Elle ne voudra pas m'écouter. Elle a menacé de porter plainte pour harcèlement.

Stella eut l'air amusé.

― C'est vrai ? Je n'aurais pas cru ça de toi !

Elle la considéra un instant avec une petite moue perplexe. Camille regardait d'un œil noir Lucie laisser les mains de sa partenaire s'aventurer sur son corps à des endroits où elle n'avait aucune envie de voir s'aventurer les mains de qui que ce soit. C'était merveilleux que Lucie n'ait pas renoncé à vivre, et tout à fait insupportable de la voir faire.

― Bon, ma belle, tu as le choix : soit tu vas lui parler, soit on s'en va. Parce que sinon la soirée est finie hein. On est venues pour s'amuser !

Stella soupira.

― Je devrais le savoir pourtant que dans ces boîtes de filles on tombe toujours sur ses ex !

Stella avait raison bien sûr, il fallait agir ou partir. Mais que diable pouvait-elle dire à Lucie ? Danse avec moi en souvenir du bon vieux temps ? Elle allait encore réussir à la faire fuir. Il faudrait braver sa colère, se faire à nouveau traiter de monstre et de harceleuse peut-être, voire même subir les foudres de la fille aux mains baladeuses, sa possible remplaçante, pour en fin de compte voir Lucie se détourner d'elle ? Etait-ce vraiment utile ? Ce soir, face à l'évidence que Lucie se débrouillait fort bien sans elle, Camille se sentit découragée et n'eut pas envie de voir ce qui se passerait si elle essayait.

― Stella, dit-elle d'une petite voix. Emmène-moi ailleurs s'il te plaît.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant