Il y avait encore la question de Paul.
― Pourquoi ? demanda-t-il, déjà à demi-résigné, le nez dans le café qu'il avait laissé refroidir.
Il lui faisait de la peine, incapable d'accepter ce qui leur était arrivé. Comment était-ce possible, alors que le miracle tant espéré avait eu lieu et qu'elle était sortie du coma ? Comment cela avait-il pu ne pas résulter en un bonheur renouvelé ? Il semblait ressentir comme une injustice cosmique le fait qu'elle ait pu changer à ce point et le priver de cet avenir radieux qui les attendait tous les deux.
― Parce que j'aime quelqu'un d'autre, admit-elle tranquillement, radieuse à la seule pensée de Lucie. La vie n'était pas juste, certes. Mais puisqu'elle avait cette seconde chance, il n'y avait plus un instant à perdre.
Paul lui adressa un regard de pure haine.
― Qui est-ce ? demanda-t-il futilement.
― Personne que tu connais.
Du moins elle supposait que c'était le cas, et entendait bien qu'il en soit ainsi le plus longtemps possible. Etre libérée des chaînes de ce mariage avant qu'il prenne à son mari blessé l'envie de la faire enfermer pour la punir de son goût soudain pour les femmes.
Paul partit sans un mot, incapable de lui souhaiter le bonheur dont elle l'avait privé, mais lui accorda le divorce.
Au bout de quelques mois, Léa réalisa qu'elle passait plus de temps chez Lucie que dans son petit appartement, et elles firent le point. Elle résilia son bail sans le moindre regret et retourna pour de bon vivre chez elle avec Lucie.
Il fallut un certain temps à leurs deux chats pour s'accoutumer l'un à l'autre – pas plus qu'il n'en avait fallu à Lucie pour s'habituer à trouver désormais chaque matin à côté d'elle ce long corps à la peau mate, ce visage de madone encadré de boucles folles, ces yeux d'un brun presque noir au fond desquels brillait pourtant une étincelle familière. Lucie avait enfin cessé de se poser des questions. C'était Camille et ce n'était pas elle, et peu lui importait désormais, car le bonheur avec Léa y ressemblait assez et c'était tout ce qui comptait. Elle y gagnait un jardin fleuri, tout un monde dessiné, et peut-être un jour prochain, un enfant.
Après en avoir longuement débattu avec Lucie, Léa décida de rester en contact avec son père. Contrairement aux parents de Camille, il était inconditionnellement heureux que sa fille soit en vie, et ne changea d'avis ni quand elle divorça, ni quand elle lui présenta Lucie et qu'elles lui firent part de leur projet de fonder une famille, ni même quand il s'avéra que sa Léa, qui depuis toujours devait reprendre son office notarial, avait désormais la fibre résolument artistique et n'envisageait pas du tout de se remettre au droit. Après tout, il y avait le précédent du grand-père maternel.
Léa s'était prise d'une véritable affection pour cet homme qui l'aimait sans préjugés, et n'avait pas le courage de lui causer de la peine en tentant de le détromper sur sa véritable identité. Etait-ce si important en fin de compte ? Etait-ce mentir, était-ce tricher que de suivre les liens du cœur plutôt que ceux de la raison, si tout le monde en sortait plus heureux ?
Depuis qu'elle avait retrouvé Lucie, Léa voyait plus que jamais le monde en couleurs. Elle s'était lassée de la pâleur du crayon et des transparences de l'aquarelle, et emplie d'une hardiesse nouvelle, redécouvrait avec enthousiasme la consistance épaisse et les effets de texture qu'autorisaient les pastels à l'huile, la gouache et l'acrylique. Occupée dès qu'elle le pouvait à expérimenter avec ses nouveaux outils, elle développait un autre style, fait de teintes vives juxtaposées, de contrastes audacieux et de couleurs complémentaires. Le nouveau monde pictural de Léa explosait de lumière, de soleil et de vie.
Lucie la regardait parfois peindre directement avec les mains, barbouillée de couleurs comme une élève de maternelle, ou enduire sa toile d'épaisses couches de peinture acrylique qu'elle travaillait en larges aplats au couteau avant de revenir dessiner les détails au pinceau. C'était à la fois le style de Camille et un style différent. Camille avait toujours réalisé de petits dessins qui dépassaient rarement le format A4, mais Léa avait besoin de plus de place pour faire éclater ses couleurs. Elle était passée au format raisin et le trouvait déjà trop petit. Elle achetait des toiles de plus en plus grandes et son chevalet entouré de son matériel de peinture prenait les trois quarts du salon.
― Finalement, on va peut-être devoir déménager, fit remarquer Lucie, pensive, en contemplant la grande bâche maculée de gouttes de peinture qui recouvrait le sol et les travaux de plus en plus nombreux entassés contre le mur. Il te faut un atelier.
Le nouveau style de Léa était intrigant, et monsieur Jean le trouva suffisamment intéressant pour lui proposer de refaire une exposition à la boutique. Il n'y eut guère que lui pour remarquer qu'elle avait également changé de signature.
Au bout d'un mois d'exposition, Léa avait vendu plusieurs de ses toiles. D'autres galeristes l'avaient remarquée et lui avaient proposé de l'exposer. Peut-être allait-elle pouvoir recommencer à vivre de son art après tout ? Elle avait envie de tâter de la sculpture à présent, de mettre les mains dans la glaise et de se colleter physiquement avec la matière. Jamais la vie ne lui avait paru aussi tangible et pleine de promesses.
Léa contempla le dernier portrait de Lucie qu'elle avait réalisé et refusé de vendre. Il constituait le centre de l'exposition, saisissant avec ses couleurs si chaudes qu'on sentait presque le soleil en irradier et son trait si sensuel qu'on avait envie de le caresser. Elle se demanda si après tout l'art n'était pas la seconde chose qu'elle avait en commun avec celle à qui elle devait sa seconde vie. Peut-être les gènes du grand-père longtemps étouffés avaient-ils enfin trouvé là une occasion de s'exprimer. Camille avait dû mourir pour se réinventer, et Léa ne deviendrait pas notaire après tout. Elle esquissa un sourire : elle avait retrouvé celle qu'elle aimait – c'était bien là tout ce qui comptait.
FIN
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Camille
RomanceUne jeune femme se réveille dans un lit d'hôpital après un long coma. Qui est-elle ? Elle a tout oublié de sa vie d'avant, jusqu'à son propre nom. La reconquête de son identité ne se fera pas sans surprises ni sans mal... Femslash.