Encre de Chine

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Lucie n'avait plus besoin d'elle et le monde de Camille avait perdu toutes ses couleurs. Elle en était à sa troisième bouteille d'encre de Chine, dont elle usait et abusait dès qu'elle disposait d'une minute de libre pour peindre son désespoir en noir et blanc – surtout en noir à vrai dire.

Les portraits de Lucie, désormais interdits d'exposition, étaient réalisés à la plume, sa silhouette modelée en hachures féroces inlassablement superposées et entrecroisées, ou encore au pinceau, qui délayait l'encre noire en infinies nuances de gris et finissait par couvrir presque tout le blanc du papier jusqu'à n'en laisser que de minuscules parcelles pour figurer l'éclat des yeux, de la bouche et de la peau.

Lucie qui dansait avec une autre femme. Lucie qui peut-être vivait avec une autre femme. Camille avait-elle le droit de penser « déjà » ? Elle n'était pas censée revenir après tout. Elle n'était pas oubliée, elle était remplacée.

Un matin, elle se réveilla en sursaut, encore hantée par un cauchemar trop réaliste pour ne pas être glaçant. Dans son rêve, elle était Léa – la vraie Léa, la jeune juriste folle de son bel avocat de mari – et voyait avec les yeux de Léa ce qu'avait d'abominable sa situation actuelle : après avoir mis six mois à sortir de son coma, voilà qu'elle récompensait l'espoir tenace et la fidélité de son époux par l'indifférence et la séparation, tandis qu'elle déclarait sa flamme à la compagne de celle qu'elle avait tuée. La vraie Léa ressentait pleinement toute l'horreur de la situation : alors que contre toute attente elle était en vie, comment donc en était-elle arrivée à se détourner d'un homme aimant pour s'éprendre d'une femme qui la détestait, n'apportant ainsi que de la souffrance aux deux personnes qui avaient le plus aimé Camille et Léa ?

Et si je me trompais ? se demanda-t-elle ? Si j'étais bel et bien Léa ? Si j'étais vraiment cette folle qui quitte son mari pour harceler la compagne de sa victime ?

Le choc à la tête l'avait-il transformée à ce point ? Etait-elle malade ? Il y avait un terme psychiatrique pour décrire le cas de ces gens persuadés d'être aimés, et qui poursuivent de leur délire obsessionnel un parfait inconnu ignorant tout d'eux ou les connaissant à peine. Le terme lui revint subitement : érotomanie. Etait-ce là ce qu'elle ressentait pour Lucie, l'illusion d'un amour ? Tous ces souvenirs de vie commune, réduits à une psychose ?

Elle retourna l'idée en tous sens mais finit par admettre que cela ne la menait nulle part. Deux choses étaient sûres. D'une part, si elle était Léa, elle n'en avait pas le moindre souvenir. Tout appartenait à Camille, jusqu'à ses souvenirs d'enfance – les jours heureux sur une plage de vacances, sa passion de petite fille pour les aventures de Fantômette la jeune justicière masquée de la bibliothèque rose, ses premières illustrations des récits de la Bible exposées par les sœurs dans le couloir de son école catholique – mais Camille était officiellement morte et enterrée. Léa elle resterait donc jusqu'à la fin de cette seconde vie qui lui était mystérieusement échue. D'autre part, la question n'était pas de savoir si elle avait tort d'aimer Lucie – elle l'aimait à son corps défendant – elle était de savoir si cet amour avait encore une quelconque raison d'être, incarné par Léa que Lucie avait toutes les raisons du monde de détester.

L'idée ne faisait pas plaisir à Camille, mais s'il y avait à présent quelqu'un d'autre dans la vie de Lucie et que cette dernière était heureuse sans elle, elle décida qu'elle ne serait pas cette folle qui la harcèlerait dans l'espoir de briser son nouveau couple pour ressusciter leur histoire. Il fallait qu'elle en ait le cœur net.

Elle téléphona au restaurant où travaillait Lucie, et on lui apprit que celle-ci faisait le service du soir. Camille connaissait ses horaires et décida de prendre sur sa propre pause déjeuner afin d'aller lui rendre visite à l'appartement un peu avant qu'elle ne parte travailler.

Un poignant sentiment de familiarité l'envahit au pied de son immeuble. Le geste de composer le code pour ouvrir la porte du hall d'entrée lui donna la troublante impression de rentrer enfin chez elle – à ceci près qu'elle ne s'attendait pas à y être la bienvenue. Sur la boîte aux lettres dans le hall, toujours leurs deux noms : Vidal – Delaunay. Fidèle à son habitude, elle prit l'escalier pour monter au quatrième. Contempla un instant la porte de l'appartement avec sa sonnette anonyme. Sonna avec plus de force qu'elle ne l'avait voulu. Le carillon résonna sur le palier pendant une éternité.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant