Désillusions

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Je ne suis pas rentré à la maison ce soir-là.

Je ne voulais pas les revoir. Plutôt me faire percuter par une voiture que de croiser leurs regards glacés.

Après une bonne heure sans bouger du trottoir, j'ai fini par me relever puis à marcher dans toute la ville, tel un somnambule, sans savoir où aller. Je me suis réfugié sous un pont juste avant qu'un déluge ne s'abatte sur Akatsuka. Il faisait froid. L'air était humide. Je n'avais ni couverture ni manteau. Ma béquille était accoudée au mur, tandis que j'étais assis au sol, les jambes repliées contre mon torse, le regard baissé et sombre. Je suis resté ainsi pendant ce qu'il m'a semblé une éternité, jusqu'à ce que le vacarme de la pluie se tut. De là où j'étais, je ne pouvais pas voir le ciel. En revanche, j'ai aperçu la lune se refléter dans l'eau du canal, brillante comme une pièce d'argent.

Des bruits de pas ont soudainement retentit sur les flaques. Je suis resté recroquevillé sur moi-même, pensant que ce n'était un chien errant. Puis les pas se sont rapprochés de moi, lentement.

- Karamatsu ?

Je mis un temps avant de me décider à regarder la personne qui avait prononcé mon nom... C'était Chibita. En voyant mon état lamentable et mon visage fermé, ce dernier ne pipa mot. Il y eut un long silence, puis il me tendit la main.

- Tu vas attraper froid si tu restes ici, idjit. Rentrons chez moi, je t'offre l'hospitalité. Demain, nous irons voir Dekapan pour qu'il puisse soigner tes blessures.

Je ne savais pas quoi répondre. Alors sans un mot, j'ai saisi la main de Chibita avec mon bras valide en signe d'approbation. Il m'aida à me relever, puis nous sommes rentrés à son appartement sans parler. Aussitôt arrivé chez lui, ce dernier m'a conduit à la chambre d'ami, qui se situait à côté de la salle de bain, et je m'endormis presque immédiatement après m'être installé sur le lit. Le lendemain, nous sommes allés comme convenu chez Dekapan pour remettre mes os en place. Au lieu de me faire une piqûre comme il savait si bien le faire, ce dernier me fit simplement boire un sirop de sa création pour accélérer la guérison naturelle de mon corps. Suite à cela, Chibita me proposa de loger chez lui le temps de me rétablir. J'ai hoché la tête pour toute réponse.

Pendant une semaine entière, je suis resté chez mon bienfaiteur. Grâce à l'élixir de Dekapan, je fus complètement guéri de mes blessures physiques au bout de trois jours. Cependant, mon état psychologique n'a fait que s'étioler petit à petit, telle une fleur qui se fane, et j'ai fini par sombrer dans une profonde dépression.

Je passais mes journées à pleurer en silence entre les quatre murs de ma chambre, tapi dans l'ombre, enfoncé sous mes couvertures. Le temps s'écoula au ralenti, au point où je ne discernais plus ni le jour ni la nuit. Je pouvais dormir en pleine journée ou me réveiller sous la lune, c'était pour moi la même chose. Je n'arrivais plus à ressentir quoi que ce soit, sinon un grand sentiment de vide. Même si je versais des larmes, je n'éprouvais aucune tristesse ni aucune forme de sentiment s'y rapprochant. C'est comme si on m'avait arraché le cœur et ôté toutes mes émotions.

Pour le peu que je mangeais des repas que me laissais Chibita à cause de ma perte d'appétit, je ne faisais que faiblir de plus en plus chaque jour passant, mon teint pâlit et je maigrissais à vue d'œil. Je ressemblais davantage à une poupée de porcelaine aux yeux vides de tout éclat qu'à un humain.

Une nuit, lors d'un rare instant de répit après une violente crise d'angoisse, je revis en rêve le moment où j'interprétais Macbeth sur la scène de l'école... Suite à la prophétie des trois sorcières du destin, cet homme et sa femme Lady Macbeth sont devenus des assassins afin de devenir roi et reine. Lui était assailli de remords, tandis qu'elle restait impassible. Rongés par la culpabilité et la paranoïa, tous deux sombreront petit à petit dans la folie et connaîtront un destin tragique à la fin de la pièce. Le sort de Macbeth était scellé dès l'instant où son poignard s'est abattu sur Duncan, ses mains souillées par le sang.

C'est en me remémorant ce souvenir que j'ai réalisé que j'étais exactement comme Macbeth. Mes anciens amis du club de théâtre me disaient que j'avais un talent inné pour le quatrième art et que je pouvais prétendre être acteur quand je serais grand... Comme les trois sorcières qui annoncent à Macbeth qu'il deviendra thane de Cawdor et futur roi. Au fur et à mesure que j'enchaînais les rôles, j'ai gagné en confiance et en assurance... Comme Macbeth qui finit par oublier ses peurs et ses remords pour devenir un parfait tyran.

Trop bien amené, le mensonge que devait être la fiction finit par devenir réalité.

Au fond, depuis que je me suis retrouvé pour la première fois sous le feu des projecteurs, je n'ai jamais pu revenir en arrière... Tel un papillon attiré par la lumière, je me suis brûlé les ailes en plongeant dans cet univers de chimères, et le monde qui s'est révélé à moi après cet incident était bien plus cruel que celui où j'errais avant de voir la haine pure dans les yeux de ces cinq démons.

Je n'ai été qu'une stupide araignée s'étant emprisonnée toute seule dans sa propre toile d'illusions.

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