L'Écume des Bas-Fonds

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« Eh ! Est-ce que ça va ? »

Cette voix résonna dans ma tête, revenant en écho comme une vague mourante sur une plage morcelée.
Bien sûr que ça allait; tout allait bien. Qu'est-ce qui allait mal ?
Une plage morte à perte de vue, et une mer calme et infinie, qu'est-ce qui allait mal ?
La voix s'échouait encore et encore, sous forme d'une marée lente.

À chaque écho, la vague apportait un peu plus d'écume sur le sable gris. C'était sa voix qui affluait, repartait, se suspendait un temps puis revenait.
Et si c'était la voix de Lag, alors je modèlerai son corps avec l'écume de sa voix; je serai le Pygmalion forgeant son Aphrodite d'écume.

Je n'ai jamais été très bon en mythologie grecque.

Je commençais alors mon ouvrage. Au départ, je lui fit un corps basique, mais chaque écho m'apporta un peu de quoi perfectionner son image.

Alors que ma statue d'embrun était presque finie, une vague, plus forte que les autres, vint lui lécher le bras et l'emporter dans ses flots.
Ce n'était pas la voix de Lag, c'était une voix plus... grave ?
Qui dégageait un sentiment d'affection immédiat, mais qui suppurait d'angoisse. Même si je ne comprenais pas les mots, le message paniqué dépassait la barrière de la langue.

Une autre vague sombre arracha le reste du corps que j'avais façonné, en déposant devant moi une écume formée d'algue noire-verdâtre où baignaient des agglomérats blancs et visqueux.
Le même message froid et apeuré se répéta, de plus en plus fort, les vagues accompagnant cette montée en puissance, montant de plus en plus haut.
Au loin, je vis un raz-de-marée noir et hurlant, dont l'horreur qui en dégageait me parvenait malgré la distance.
Il s'approchait vite, et à chaque vague qui me percutait de plein fouet, la peur pure s'incrustait en moi, tout comme le froid marin qui m'arrachait toute chaleur.

L'immense mur de flots noirs et de détresse s'éleva haut, plus haut que le soleil lui-même, masquant tout le ciel et le plongeant dans le glacial effroi.
Enfin, il s'abattit sur moi.
Ce n'était plus une voix qui me criait dessus, qui me glaçait de terreur et de larmes, mais 28 cris simultanés, dont je pouvais déchiffrer les paroles avec discernement. Chacun avait des reproches, une vengeance tournée vers moi, mais seules l'incompréhension et l'horreur me parvenait à travers leurs cris.
Les Cris. Un nouveau avait germé parmi eux, un vieux Cri bon vivant et nonchalant, qui pourtant me demandait « pourquoi ? »

Loin, au milieu de ce torrent de Cris qui me harcelaient en m'assaillant de questions légitimes auxquelles personne ne pouvait trouver de réponse, une autre voix se fit entendre, d'abord noyée parmi les autres, puis les faisant taire une à une.

« Gal ! Reste avec moi, pitié ! Réveille-toi ! »

Je rouvris les yeux. Tout tournait autour de moi, et ma vision était encore trouble. D'ailleurs, je n'entendais pas grand-chose hormis Lag, et je ne sentais pas plus.
D'une vue d'abord rouge et grise, je distinguais maintenant à peu près mon environnement.
Un véhicule. L'intérieur d'un véhicule. Le taxi ?

« Est-ce que ça va ? Répond-moi, pitié !

- Mrgnbrm, maugréais-je entre mes dents.

- Dieu merci tu es en vie... comment tu te sens ? »

Rapidement, mes sensations revinrent. L'ouïe, tout d'abord, où les bruits de flammes et de métal grinçant me déchirèrent mes tympans tout juste débouchés.
Ensuite la douleur. J'avais mal partout. Mon bras gauche ne répondait plus, en même temps il n'avait presque plus de peau, mes jambes étaient écrasées par un morceau de la carcasse du véhicule dont une tige de métal dentelée me transperçait la cuisse de part en part, et mon dos, sur lequel j'étais en train d'agoniser, était baigné dans une petite flaque de mon propre sang. Aïe.

- Jeee... dirais que ça pourrait... aller mieux ?, gémis-je en appuyant avec difficulté sur mon oreillette. Tu as appelé des secours ?

- Oui. Ils ne peuvent pas te dire quand ils arrivent.

- Ah. D'accord. On est où, là ?

- Dans les bas-fonds. On a chuté.

Une pensée vint à mon esprit, avant n'importe quelle autre.
- Le chauffeur... ?

- Je ne sais pas. Je n'ai rien entendu. »

J'essaya de me lever pour aller voir le pilote, avant qu'une sévère douleur à la jambe gauche me rappela que ça ne m'étais pas vraiment conseillé. La chaleur des flammes qui entouraient le cadavre du taxi me faisait suer, ce qui avait au moins le mérite d'enlever le sang séché qui maquillait tout mon corps.

Je tentai, de mon seul bras valide, de soulever la masse d'acier qui me bloquait, mais ça semblait être tâche impossible. Je me laissais donc tomber, m'éclaboussant dans ma petite mare cinabrine.

« Bon. Je peux pas me sortir. Ça va, toi ?

- Pas trop à me plaindre. Ça fait quoi d'avoir mal ?

- Tu n'as pas de programme de douleur ou quelque chose ?

- Pas à ma connaissance. Je ne peux qu'imaginer, à partir de toutes les bases de données de film, livres et images où quelqu'un souffre.

- Sinon, j'ai rêvé de toi, je crois.

- Tiens donc ?

- Je façonnais ton corps avec de l'écume, je crois. Et... il y avait...

Je me rendis compte de ce que mon rêve signifiait.

- Il y avait quoi ?

- 28. Vingt-huit Cris. Il y avait vingt-huit Cris. »

Nous restâmes dans le silence quelque temps.

« Sinon, commençais-je pour éviter de nous enfoncer dans un sujet douloureux, ça t'arrive de rêver, aussi ?

- Oui, assez souvent. Mais ça reste toujours très abstrait. Un subconscient qui essaie de synthétiser toutes les données du monde pour faire un rêve, ça ne peut qu'être abstrait.

- Est-ce que... tu es tentée par un corps physique ?

- Je... je ne sais pas. J'y réfléchis encore. »

Il y a, quoi, trois semaines grand maximum, la méga-corporation qui possédait les droits des Consciences™️ avait révélé en public qu'elle allait, dans les mois à venir, implanter des cerveaux de Conscience™️ dans des corps androïdes expérimentaux, afin de pouvoir par la suite proposer ces corps au grand public.
Bien sûr, pour le moment, seuls les grands patrons de méga-corporations pouvaient se le permettre au vu du prix demandé, mais il était également possible d'offrir gratuitement un corps à sa Conscience™️ en l'inscrivant à une liste où un millier d'entre elles seront tirées au hasard pour les tests de prototypes. Lag m'en avait parlé évasivement, sans me demander directement son inscription.

D'un côté, j'avais besoin d'elle pour mes enquêtes, et pour être moins seul que je ne le suis déjà, mais d'un autre, je n'avais en aucun cas envie de la limiter en quoi que ce soit.

« Si je ne m'inscris pas, je le regretterai. Mais si je m'inscris, j'aurais autant peur d'être choisie que de ne pas l'être.

- Je te laisse encore le temps d'y réfléchir. On a jusque quand ?

- Les inscriptions prennent fin dans deux mois, et le tirage dans moins d'un an. »

Pour sûr, son départ m'aurait dévasté. Mais lui interdire d'avoir une chance, aussi infime soit-elle, de vivre les sensations qu'elle me demande sans cesse de lui décrire, je ne pensais pas en être capable.

Une lumière blanche vint enfin déchirer la lueur orangée de l'incendie. Les secours étaient enfin là... pas trop tôt. Combien de litres de sang j'avais perdu ? J'imagine qu'on me le dira.

À travers Khyberia T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant