Un cri étouffé. Le raclement des pieds d'un meuble sur le sol. Puis le silence. Des chuchotements.
Mon corps m'obéit fébrilement et mes jambes me portèrent jusqu'en haut des escaliers. Je fixai la scène qui se déroulait dans le salon, hébétée. Papa maintenait Nick contre la table, lui appliquant un genre d'onguent mal odorant sur tout le dos. Le mélange était épais, visqueux, mais ne semblait pas soulager Nick, qui gardait le visage résolument tourné vers le sol dans un rictus empreint de douleur. Je descendis quelques marches et distinguai à peine son dos rougi. Je voulus m'approcher afin de détailler les dégâts, mais maman me barra la route: "Gwyn, remonte dans ta chambre". Un trait barrait son front, figé en une expression inquiète mais sans appel. Mes yeux cherchèrent ceux de mon père et la lueur rassurante que j'y découvris me tranquilisa quelque peu: "Ce n'est rien, ma grenouille. Le soleil à brûlé sa peau, il aurait dû faire plus attention. Il fait très chaud aujourd'hui, tu devrais rester à l'intérieur, d'accord ?"
J'aquiescai dans un souffle et regagnai ma chambre en silence. Papa avait raison, avec cette canicule il valait mieux rester à l'abri en attendant le soir. En revanche, je savais que Nick ne serait jamais sorti sans se protéger du soleil. Alors comment avait-il pu être brûlé ?
***
Le bruit de la sonnerie me tira de mes pensées et je pressai le pas dans le couloir. Sarah m'attendait sagement, appuyée nonchalamment contre la porte. "Tu n'as pas peur que Monsieur Steinfield l'ouvre à la volée ?" me moquai-je dans un sourire. Elle ne releva pas et m'entraîna à l'intérieur, nous choisissant deux places tout au fond de la salle. Sarah n'avait jamais été du matin, mais je remarquai vite qu'elle avait vraiment mauvaise mine ce jour-là. "Tu as dormi cette nuit?" m'inquiétai-je. Elle baissa les épaules et je croisai son regard las. J'aurais juré avoir vu ses pupilles briller l'espace d'un instant. Avait-elle pleuré? Je m'apprêtais à la questionner lorsque le regard désapprobateur de Monsieur Steinfield m'en dissuada.
"Mademoiselle Neumann, si vous ne vous sentez pas en état d'assister de façon active à ce cours, je vous suggère de vous éclipser afin de vous reprendre" asséna-t-il d'un ton sans appel. Sarah acquiesça et se leva sans un regard, quittant la pièce telle une ombre épousant les murs.
"Quant à vous, Gwyn, trouvez-moi le résultat de cette équation."
***
Je patientais depuis maintenant quinze interminables minutes dans le couloir, ayant abandonné la position debout pour me laisser glisser à terre dans l'espoir de vivre encore lorsque la porte résolument fermée du bureau du proviseur ne s'ouvre enfin sur mon amie.
Je sursautai en retenant un cri de justesse quand le battant s'ouvrit brusquement. Un élève venait de quitter la pièce et je me demandais bien combien ils étaient dans ce bureau qui dans mon souvenir ne devait pas faire guère plus que la taille d'un placard. Celui qui venait de faire irruption dans le couloir me tournait le dos, mais je distinguais ses longs cheveux châtains impécablement emmêlés en une grossière queue de cheval tombant sur ses larges épaules. Je le reconnus immédiatement : Jay, le nouvel élève dont Sarah ne cessait de vanter les mérites et que Monsieur Steinfield définissait comme un "exemple même de bon sens". Je me remémorai avec un goût amer le jour de notre rencontre et ce que ça m'avait valu: un passage express par le cours de soutien et une montagne de devoirs.
"Jay ?" l'appela une voix que je ne reconnus pas depuis la porte. Il se retourna en un mouvement. Il avait un visage masculin tout en arborant des traits fins et une expression sympathique. Sous ses airs d'homme des cavernes civilisé, je dus admettre qu'il était très beau. Il fut vite rejoint par une élève de son âge, coiffée d'un chapeau noir très élégant. J'avais toujours pensé qu'elle avait un côté artiste, avec son chapeau et ses bottines rock. Elle suivait Jay comme son ombre.
Les deux acolytes s'éloignèrent, m'abandonnant à un couloir vide et silencieux.
Remarquant qu'ils avaient laissé la porte entre-ouverte, je tendais le bras pour la refermer lorsque la voix de Sarah me parvint faiblement. Elle reniflait.
Je tendis l'oreille pour écouter plus attentivement: "Ça fera exactement six mois la semaine prochaine. Je n'arrive pas à me le sortir de la tête. Depuis le 6 avril à 3 heures 17, j'ai l'impression que tout s'est arrêté. Je n'arrive pas à en démordre, j'ai..."
Je laissai le battant se refermer lentement, silencieusement, sur Sarah et son interlocuteur. Le 6 avril à 3 heures 17. Comment avais-je pu passer à côté? A présent c'était évident: la note sur ce devoir de mathématiques n'avait rien du hasard. Nick avait disparu sans laisser de traces un 6 avril. La dernière personne à l'avoir aperçu était un employé de péage alors qu'il quittait son guichet, à 3 heures 17 précisément. C'est ce qu'avaient stipulé les rares journaux que maman n'avait pas réussi à me soustraire complètement.
Je me relevai lentement, tenant fébrilement sur mes jambes. 3,17. Je marchai d'un pas déterminé vers la salle 305. Cette note signifiait forcément quelque chose. C'était un message. Monsieur Steinfield était celui qui avait noté la copie, alors il devait être la clef de l'énigme. je pressai le pas vers la salle de mathématiques, bien décidée à le faire parler. Alors que je n'étais plus qu'à quelques pas de mon but, la sonnerie retentit et toutes les portes s'ouvrirent en un même mouvement. Je fus emportée, noyée, ballotée dans la marrée d'élèves qui m'entraînait toujours plus loin de Monsieur Steinfield.
A la première occasion, je collai mon dos contre le mur et attendis que les couloirs retrouvent un semblant de calme. Cette fois, je courus jusqu'à la porte numérotée 305 et actionnai rageusement la poignée, qui demeura résolument fermée, insensible à mes supplications. Le professeur avait déjà quitté les lieux. Je laissai échapper un juron et m'adossai à la porte, le souffle court.
Quelques retardataires s'affairaient encore autour de leurs casiers, troublant le calme environnant par quelques éclats de rire étouffés. Je me laissai glisser contre la paroi, laissant sa fraîcheur me mordre la peau. J'allais clore mes paupières pour soulager mon mal de tête naissant lorsque mes yeux accrochèrent quelque chose malgré eux: une petite plaque fixée juste au-dessus d'un casier, à quelques mètres de là, légèrement sur la gauche. Le casier numéro 317.
Je secouai la tête pour moi-même. Il y avait un casier 316 et un casier 318. Il était logique que l'un d'eux porte le numéro 317. Ça n'avait rien à voir avec Nick.
Un regard à ma montre me rappela que Sarah m'attendait sûrement dehors à présent. Je me relevai non sans difficulté et partis d'un pas décidé, sans remarquer les yeux qui m'observaient.
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Ayeur
FantasyOn dit souvent que la Lune est une femme. Ce n'est pas exacte. Laissez-moi vous raconter son histoire.