Chapitre 16

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          Je tambourinai à la porte du vieil Alfred, le poing devenu douloureux à force d'entrer en contact avec son bois rêche. L'humidité gorgeait les lattes et j'entraperçus Gino s'agitant à travers un trou dans la paroi. Il gesticulait et aboyait dans tous les sens, visiblement plus inquiet qu'heureux de me voir. « Monsieur Alfred ! Henri ! », criai-je plus fort. Le bruit de la tempête couvrait entièrement ma voix.

Il fait nuit si tôt, pensai-je en jetant un regard en arrière dans la rue à présent plongée dans le noir. Il n'y avait plus d'électricité nulle part et les lampadaires demeuraient résolument éteints. Je décidai de faire le tour de la bâtisse par le côté gauche, le plus facile d'accès. Quand j'étais enfant, je n'aimais pas m'aventurer chez le vieil Alfred. Sa maison était en piteux état et je devais avouer qu'elle ne m'inspirait rien de bon. D'autant plus que j'avais une peur horrible des chiens, et bien que Gino ne semble qu'amical, on entendait souvent par le passé des râlements et grognements de bête en provenance de sa propriété. Pour être honnête, je ne savais pas vraiment à quoi m'attendre.

Je franchis ce qu'il restait d'une vieille barrière et m'abaissais pour passer sous le mince fil de fer qui délimitait la parcelle du vieillard. J'allais avancer librement lorsque je remarquai un léger scintillement révélé par la lumière de la lune. Un fil si fin et si transparent se dressait encore devant moi, à hauteur de chevilles. Etrange, pensai-je intérieurement. Pourquoi autant de précautions ? Après tout, il n'y avait dans l'arrière cours que quelques seaux abandonnés à la pluie et un vieil hangar depuis longtemps inondé.

J'enjambai prudemment le fil et m'approchai de la porte arrière de la maison : « Monsieur Alfred ? » dis-je d'une voix presque imperceptible. Je me maudis intérieurement : à son âge, il n'y avait pas moyen qu'il ait entendu. « Monsieur Alfred ? » répétai-je plus fort. Aucune réponse. Une branche craqua sur ma droite. Je tournai la tête, les yeux rivés au hangar. C'est de là que venait le bruit. Je déglutis péniblement et calmai ma respiration devenue haletante. J'avançai prudemment, faisant le moins de bruit possible. Un éclair illumina la bouche béante du hangar. Je m'arrêtai net. « Gwyn ? » fit une voix. Je fis volteface, trouvant un regard familier.

Henri. Il semblait être apparu depuis un sentier qui, à ma connaissance, ne menait nulle part. Le bas de son jeans était déchiré et il semblait éviter de s'appuyer sur l'une de ses jambes. Je tentai de calmer le flot de mes pensées tandis qu'il me fixait de ses yeux noirs brillants, l'air interrogateur. Soudain, je réalisai que je me tenais au milieu d'une propriété privée, que j'avais pénétrée sans autorisation. « Ma mère, elle... » fut la seule chose que je parvins à dire avant de voir son regard passer de la surprise à l'inquiétude. Une extrême inquiétude. Sans que je n'en ajoute plus, il partit vers la rue en courant. Je m'élançai à sa suite, manquant de tomber à chaque foulée dans le sol boueux, évitant de justesse le fil et le barbelé, puis sautant la barrière avec beaucoup moins d'agilité que mon acolyte.

Quand je parvins finalement au perron devant chez moi, Henri était entré depuis longtemps. A l'intérieur, je perçus deux ombres immobiles. Je reconnus ma mère sur son fauteuil à bascule et Henri, sa large silhouette accroupie auprès d'elle. Je m'approchai en silence. Ils parlaient faiblement mais je ne parvenais pas à comprendre ce qu'ils disaient. L'afflux de sang tambourinait à mes oreilles et le bruit de ma respiration haletante couvrait le peu que j'aurais pu entendre. Alors que je m'apprêtais à ouvrir la bouche pour demander ce qu'il se passait, Henri se leva en un mouvement et soutint ma mère tandis qu'elle l'imitait. J'avançai de quelques pas, inquiète. Henri m'adressa un regard rassurant : « Tout va bien. Ta mère est très fatiguée, elle devrait aller se coucher. Je vais l'accompagner. Tu peux peut-être lui préparer une infusion ? ».Ne sachant quoi dire, ma seule réaction fut un haussement d'épaules impuissant. Une infusion ? Tout compte fait ça aiderait probablement ma mère à se calmer, elle qui semblait si agitée tout à l'heure. Pourtant, elle avait l'air très calme à présent. Je ne pus m'empêcher de penser que préparer une boisson chaude ne servait qu'à me tenir à l'écart.

J'étais si remuée que je décidai néanmoins d'obtempérer.Je remuais machinalement la cuillère dans la tasse quand j'entendis Henri descendre les marches. Je ne savais pas dire combien de temps s'était écoulé. J'étais comme absente. Il s'appuya à l'encadrement de la porte et me fixa silencieusement. « Alors ? » m'impatientai-je. Il me répondit avec un sourire amusé.

« - Quoi ?

-Tu remues une cuillère dans de l'eau chaude, articula-t-il en suivant mon mouvement des yeux.

- Oui, tu m'as demandé de lui préparer une... »

Je ne finis pas ma phrase. Je venais de réaliser que j'avais oublié de faire infuser l'eau. J'étais littéralement en train de remuer de l'eau chaude.

Je lâchais la cuillère et portais les mains à mes tempes. J'étais si fatiguée et je n'y comprenais rien. Je me sentais tellement bête d'avoir dérangé Henri pour simplement mettre ma mère au lit. Mas quelle idiote j'étais ! J'aurais du savoir que ma mère était simplement en train de faire un épisode de démence. Ce n'était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière. A présent, j'étais dans l'embarras. Je ne savais pas ce que je devais dire à Henri.

Il sembla deviner mes pensées et se redressa, enfouissant ses mains dans ses poches. « Elle a l'air d'aller mieux. Ne t'en fais pas, tout ira bien. » m'assura-t-il. Après une courte pause où il sembla hésiter, il ajouta : « Je vais m'absenter quelques temps, je ne sais pas trop quand je serai de retour. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux demander à Alfred et Gino ».

D'un geste discret, il déposa une petite clef sur le plan de travail de la cuisine et releva la tête vers moi : « Tu peux entrer par la porte principale, mais évite l'arrière ».

J'acquiesçai, coupable, et le suivis en silence jusqu'à la porte. Je croisai une dernière fois son regard avant qu'il ne s'éloigne, incapable d'ajouter un mot.

Avant de faire volteface, j'avais vu quelque chose dans le hangar, une chose que je ne parvenais pas à oublier. J'avais ouvert ma porte à quelqu'un qui stockait des chaînes énormes dans son hangar. Une question resta en suspens dans ma tête alors qu'Henri s'éloignait : à quoi pouvaient-elles bien lui servir ?

AyeurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant