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Des phares blancs. Des clignotants rouges. Une voiture. Un jeune homme sur la route.

Cette nuit, Anatole est sorti très tard de sa chambre pour s'allonger sur cette allée déserte.

Il attend qu'un véhicule passe, mais il sait que les voitures ne roulent jamais dans sa rue la nuit. Mais il le souhaite profondément. Avec ces images nettes à l'esprit.

Cette impression d'être entre la vie et la mort l'effraie. Elle le rend silencieux dans la nuit. Les lampadaires brillent. Il n'y a plus d'étoiles. Le vent souffle. Anatole ne sait plus qui il est.

Il a l'impression de jouer un drame. D'en faire trop. De piquer une mauvaise crise. Mais au fond, que ressent-il ?

Un putain de vide.

Il imagine cette voiture lui rouler dessus, le jeune homme perdre l'esprit, mourir d'un accident. Est-ce que ce serait tragique ? Non, pas si ce jeune homme était quelqu'un de mauvais, pas si ce jeune homme n'avait aucun avenir, pas si ce jeune homme n'avait aucune raison de vivre. C'est ce dont il se persuade, parce qu'il ne comprend pas pourquoi il vit.

Tout ce qui lui reste, c'est cette culpabilité.

Anatole est le grand méchant de l'histoire. Depuis qu'il est tout petit, il fait du mal. Il s'en rend compte seulement à dix-huit ans alors qu'il croit qu'il a toujours été gentil. Peut-être qu'une partie de son esprit est tordue, qu'il est inhumain et malveillant. Mais est-ce normal de ressentir tant de néants ?

S'il meurt, il veut une mort terrible, qui lui arracherait les boyaux, quelque chose de terrifiant. À son image.

Mais est-il terrifiant ? Là tout de suite, il ne doit ressembler à rien, en sweat, allongé sur le pavé. Il aimerait appeler Angèle, lui demander de l'aide. Mais elle est heureuse maintenant. Il aimerait appeler Isidore, mais comment l'affronter quand il lui a fait du mal lui aussi. Il aimerait appeler Alice, mais comment la regarder dans les yeux, quand elle ne sait rien de ce qu'il a fait. Et puis il y a Lilia. Lilia qui ne le pardonnera pas. Comment ?

Alors il appelle un numéro d'aide.

On lui répond. La dame a une voix douce, ferme et réconfortante. On lui dit qu'on peut l'aider, qu'il doit leur expliquer la situation. Qu'il ne doit pas avoir peur de se confier, que c'est plus facile quand on le fait anonymement.

— Je sais pas ce que j'ai. Mais je suis allongé sur la route.

On lui demande d'essayer de se relever, de continuer l'appel sur le bord. Qu'il peut avoir le courage de se relever. Qu'il est capable de se protéger. Que c'est en se protégeant là, face à une fatalité, qu'on se rend compte de la force qu'on possède au fond de nous.

— Il n'y aura pas de voitures. Je suis trop lâche pour me tuer.

La voix comprend, mais donne toujours ces mêmes conseils. Il faut qu'il aille au bord.

— Il n'y a rien de lâche à vouloir vivre, dit-elle.

Anatole cligne des yeux, se redresse légèrement, fixe ce chemin vide. Vide, vide, vide. Il déglutit.

— Êtes-vous maintenant au bord de la route ? Sur un trottoir ? En sécurité ? demande la dame.

L'inconnue est tellement gentille, compréhensive. Pourquoi est-ce qu'il l'appelle ? Quelqu'un d'autre aurait peut-être besoin de son aide. Il veut raccrocher et lui annonce qu'il ne va pas lui faire perdre son temps.

— Je veux vous écouter.

Il se relève, regarde cette rue déserte où toutes les voitures sont garées. C'est comme si le temps se figeait. Lui, qui a toujours voulu l'arrêter. Le brun est dans le déni. S'il est sorti, c'est parce qu'il a aussi peur de vivre que de mourir.

— J'ai fait du mal aux autres par le passé. Beaucoup de mal. Trop de mal. Et... maintenant que j'ai grandi, je subis les conséquences de mes actions. Et je suis trop faible pour les accepter. Parce que je me dégoûte, je me repousse, je me hais et je me sens tellement vide. J'ai peur de ce que je peux faire. J'ai peur de ce que j'ai fait. J'ai peur de moi-même. Parce que je ne me retrouve plus. Et je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus qui je veux être. Je... Je suis seul face à moi-même. Et j'ai l'impression que le monde a du sens que si je suis à cette limite. Que j'ai le droit aussi à une fatalité, à un sens dans le fait que j'existe.

Soudain, une voiture apparaît. Anatole est debout. Il se frotte les yeux. Est-ce sa fatalité ?

— Vous pouvez le faire. Ne vous allongez plus. Allez au bord, ordonne-t-elle.

Le brun hésite, fait quelques pas en arrière. Et recule jusqu'au trottoir. Il voit la lumière du lampadaire. Il entend le bruissement des feuilles mortes, la couleur noire du ciel.

— Je suis au bord.

Il croit entendre son soulagement. Son cœur se serre. Quelqu'un se préoccupe de lui.

— Vivez. Vous n'êtes pas seul. Je suis avec vous. Restez vivant.

— Merci infiniment de m'avoir écouté.

Et il raccroche, les larmes aux yeux. La voiture passe. Elle ne roule pas vite. Mais elle passe devant lui. Et elle ne roulera jamais sur lui cette nuit. Quoi qu'il arrive.

Parce qu'Anatole a choisi la vie.

ZutOù les histoires vivent. Découvrez maintenant