Une piste

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Je m'en veux de l'avoir laissée encore une fois. Je m'en voudrais plus encore s'il lui arrivait malheur. Je ne m'en remettrais pas, je crois. Mais j'ai peut-être été un peu dur avec elle. Après tout, elle est libre de mener sa vie et ses choix ne me regardent pas. Malgré ce que je ressens, malgré mon envie de la protéger envers et contre tout, je la connais à peine.

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Je reprends tous les documents que ma mère a laissés. Quelque chose m'échappe, mais je n'arrive pas à trouver quoi. Je relis chaque feuille l'une après l'autre. L'une d'entre elles attire mon attention. Elle est usée, cornée, comme si elle était vieille et qu'elle avait été beaucoup manipulée. Peut-être par ma mère pendant son enquête ? J'espère en tout cas qu'elle me mènera quelque part. C'est une feuille de compte de l'année 2007. L'année où mon père est mort. Je ne sais pas si c'est une simple coïncidence ou si le problème commence là. Pour la première fois je me demande quel est le lien entre la mort de mon père et la disparition de ma mère. Et surtout, qui a tué mon père ? Qui que ce soit, il le paiera. Ce n'est pas une menace. Juste une promesse.

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Je serai en retard si je ne me dépêche pas. Aujourd'hui, je retourne en cours pour la première fois depuis un mois. Quand j'entre dans la cours du lycée, tous les regards se tournent vers moi. Voilà bien longtemps que je n'avais pas éprouvé cette impression. Dans la rue, dans le café, au foyer, je ne suis qu'un simple individu parmi tant d'autres. Cet anonymat est reposant. Ici je suis une bête de foire, je fais l'objet des rumeurs les plus folles. Je ne sais qui les fait courir, ou dans quel but, mais je ne m'en soucie pas. Pas cette fois. Ils peuvent me regarder comme ils veulent, me servir leurs regards de mépris, curiosité et pitié mélangés, je ne tomberai pas. Je suis parti dans un autre monde, intouchable, un monde où elle est à mes côtés, quoiqu'il arrive, un monde où après une brillante enquête, je retrouve ma mère vivante, souriante. Je l'ai sauvée. Je rêve toute la journée, parce que je n'ai rien d'autre à faire, parce que le monde est trop laid pour que je me contente de la réalité. Quand son père est mort et que sa mère a disparu, quand on est seul au monde mais quand même pas libre, la vie n'a pas vraiment de sens. Alors j'essaie de l'inventer.

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Je cherche le nom dans l'annuaire de mon téléphone. Une adresse s'affiche, ce n'est pas trop loin d'ici. Je décide d'y aller sur-le-champ. Si j'hésite, si je réfléchis, si j'analyse trop, je n'aurai plus le courage de m'y rendre et je n'avancerai jamais. Je ne prends pas le temps de vérifier que son bureau est ouvert, je ne pense pas à un quelconque danger. Je fonce et j'arrive devant un petit immeuble jaune de quatre étages, assez ancien, du centre-ville. Je sonne à l'interphone et donne mon nom. On me répond immédiatement « Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu quelqu'un de votre famille. Entrez. C'est au deuxième étage, tout de suite à gauche après l'ascenseur. » Je monte, intriguée par cette personne qui semble me connaître.

« Bonjour ». Une voix sympathique m'accueille dans un petit bureau à l'aspect ancien. Les murs sont recouverts de boiseries, la petite fenêtre est encadrée de lourds rideaux de velours, le bureau de bois massif occupe la plus grande partie de l'espace, entouré par un confortable siège d'un côté, deux chaises en plastique de l'autre qui contrastent avec la sévérité du lieu. À ma droite, une petite porte entrouverte donne sur une large bibliothèque d'ouvrages paraissant eux-aussi vieux de plusieurs siècles. Malgré le caractère ancien des meubles, il règne dans la pièce une atmosphère calme et chaleureuse. Au milieu de ce cadre de musée est assis un homme bien vivant, cependant également loin de sa jeunesse, au regard bienveillant. Je m'avance, un peu intimidée par ce qui m'entoure.

- Bienvenue, continue l'homme, je suis heureux que vous soyez venue. J'ai appris ce qui est arrivé à votre pauvre mère et j'en suis sincèrement désolé. C'était une femme très sympathique, bien que nos rapports aient été simplement professionnels. Vous êtes ici pour la même raison qu'elle, je suppose ? La mort inexplicable de votre père ?

- On peut dire cela, oui. Mais je cherche avant tout à la retrouver. Le bonheur présent a pour moi plus de valeur que les mystères du passé. Cependant tout est lié, et je dois comprendre ce qui est arrivé pour la retrouver.

- Vous êtes bien courageuse, jeune fille, soupira-t-il.

- Alors... Pouvez-vous m'aider ?

- Pour commencer, je peux vous éclairer. Votre mère vous a-t-elle laissé un indice, quelque chose ?

- Eh bien,... Il y a cette feuille que je ne comprends pas, j'ai juste remarqué que quelque chose est louche.

- Je me souviens, j'ai aussi analysé cette feuille pour elle. Cela m'étonne qu'elle ne vous ait rien laissé d'autre. Enfin ! Il s'agit d'un relevé de compte, imprimé par votre père une semaine avant sa mort. On y remarque d'importants montants virés à un compte inconnu, à des dates et heures précises et identiques, à la seconde près, ce qui était donc un automatisme. L'hypothèse que j'ai déjà énoncé à votre père, puis à votre mère, et qui est de loin la plus probable, est que votre père se faisait voler.

- Mon père vous a consulté aussi ?

- Bien sûr. Il avait remarqué, tout comme vous venez de le faire, des anomalies. J'ai retrouvé les possesseurs de ce compte, et ai donné les informations à votre père. Il n'a pas informé votre mère de ces revirements afin de ne pas l'inquiéter ou la mettre en danger. Il pensait que tout s'arrangerait très vite. Evidemment, quand j'ai découvert que l'organisateur était un groupe d'escrocs particulièrement dangereux, je lui ai conseillé de prévenir la police. Il n'en a rien fait, têtu comme il était, et s'en est occupé tout seul. La suite, vous la connaissez : sa mystérieuse et inquiétante disparition un soir d'été, puis l'annonce de sa mort. Le fait que l'on ait retrouvé son corps si longtemps après sa disparition montre la bonne organisation, la parfaite exécution de ce groupe. Lorsque votre mère est venue me voir, il y a un an de cela, je lui ai répété tout ce que j'avais découvert avec votre père, la mettant en possession d'informations certes dangereuses, mais qui lui revenaient de droit. Je lui ai révélé le nom, évidemment. J'ai essayé de la dissuader elle-aussi d'agir toute seule, je l'ai suppliée de prévenir la police, mais même l'exemple de votre père n'a pas suffi à la décourager. Elle a mis du temps à passer à l'action, elle devait réfléchir profondément, mais elle a fini par suivre les traces de votre père. Vu la date à laquelle elle a été enlevée, car c'est bien d'un enlèvement dont il s'agit, je pense qu'il y a encore une chance de la retrouver vivante.

- Merci monsieur. Pourrais-je avoir le nom de ce groupe, et où les trouver ?

- Puis-je prendre cette responsabilité, de révéler une information confidentielle à une mineure ?

- Pourquoi suis-je venue ici si vous ne me dîtes rien ?

- Très bien.

Il murmure quelque chose à mon oreille. Il a vraiment l'air effrayé par ce nom et ce qu'il comporte. Moi-même, je ne peux m'empêcher de frissonner en entendant les organisateurs de la mort de mon père et la disparition de ma mère. Il me prévient : « Ne le faites pas toute seule, je vous en prie, prévenez la police ! », mais je lis déjà dans ses yeux qu'il sait que c'est inutile. Les policiers m'ont déjà ri au nez tant de fois, pourquoi me croiraient-ils cette fois-là ? Je retrouverai ma mère seule, comme je l'ai toujours voulu. Je suis déterminée, comme mon père et ma mère avant moi, et j'irai jusqu'au bout.

Rien n'arrive par hasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant