La poupée rieuse

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  Tout a commencé par un craquement, un léger craquement derrière la porte de mon placard. C'était la nuit de mon sixième anniversaire et j'avais eu comme cadeau une poupée. Sans trop comprendre pourquoi, j'éprouvais une fascination morbide pour Cassandra, le nom que j'avais donné à ma poupée. Je l'aimais et la détestais à la fois, c'était vraiment très étrange comme sentiment. Ses gros yeux vitreux sans sourcils étaient effrayants, et que dire de son sourire si grand qu'il touchait ses deux oreilles cachées par de longs cheveux noirs. Elle avait aussi un petit nez ridicule et des taches rouges sur ses joues. Sa robe grise lui ajoutait une allure adorablement macabre. On appelait ce modèle la poupée rieuse, car il suffisait de toucher une partie de son corps afin de l'entendre rire. On n'était qu'au début de l'ère des poupées rieuses et il était un peu normal que les rires enregistrés dans l'interface interne du modèle ne soient pas vraiment fidèles à un rire humain, c'était plutôt une suite de petits rires métalliques. Mes parents étaient pauvres, j'ai été très heureuse et très étonnée d'avoir un tel cadeau, même si j'ai gardé pour moi le fait que la poupée n'était pas neuve, car sous sa robe, j'ai découvert les craquellements du vernis de sa peau bleu-pâle.

Je n'avais pas beaucoup d'amies à cette époque et j'emmenais Cassandra partout avec moi, même à l'école. Son petit format me permettait de la cacher au fond de mon cartable. Et puis un jour, son petit rire métallique s'est déclenché dans la classe. C'est sûr que tout le monde a ri, sauf moi et la maîtresse, madame Bertrand, une femme colérique que je détestais. Pour ne rien arranger, le rire de Cassandra était complètement détraqué, elle n'arrêtait pas de rire encore et encore. La maîtresse a trouvé la coupable et m'a ordonné qu'elle se taise sur le champ. J'étais morte de honte, mes mains tremblaient en cherchant l'accès aux piles dans son dos, des larmes gonflaient mes yeux. Je l'ai secouée plein de fois, mais la poupée continuait à rire. En colère, la maîtresse me l'a arrachée des mains et l'a jeté par terre. J'ai entendu un craquement sec, comme une branche morte écrasée par un pied. La maîtresse l'a ramassée et en brandissant la poupée devant mon visage, a crié trois fois : confisqué, confisqué, confisqué ! C'est à ce moment-là que j'ai vu la tête brisée de ma poupée. Ses yeux étaient comme crevés et une fracture séparait son front en deux.

À la suite de cette histoire, mes parents ont été convoqués à l'école en fin d'après-midi. J'ai pris deux claques par mon père et une par ma mère. Cette dernière m'a promis de ne plus jamais m'acheter de poupée.

J'ai eu vraiment beaucoup de mal à m'endormir puisque je n'avais plus Cassandra pour me protéger des méchants imaginaires qui vivaient dans mon placard. En pleine nuit, j'ai cru entendre son rire métallique. Je me suis réveillée en sursaut. Des chiens aboyaient furieusement au loin, mais sinon, ma chambre était silencieuse. C'était sans doute un cauchemar et alors que je tentais de me rendormir, j'ai entendu une voix agonisante au creux de mon oreille : « aidez-moi, aidez-moi ». Puis il y a eu ce rire, un rire dément, métallique, si fort que j'ai fini par crier en me bouchant les oreilles. Mes parents étaient fâchés contre moi et aucun des deux n'est venu me rassurer. Ce rire m'a semblé durer une éternité puis il s'est arrêté d'un coup, laissant la place aux aboiements des chiens.

Assise sur mon lit, essoufflée, le cœur battant, je regardais la pénombre de ma chambre. Les volets filtraient la pâle lumière de la lune et tous mes meubles semblaient gris. J'ai entendu un léger craquement derrière la porte de mon placard. Puis un second, toujours aussi bref, un troisième espacé d'un petit rire métallique, et d'autres, encore, et encore, d'autres rires, d'autres craquements qui me faisait sursauter. C'était affreux, j'avais l'impression qu'une mâchoire monstrueuse mâchait des os derrière la porte de mon placard.

Puis, quand j'ai cru cette hallucination auditive terminée, la poignée a cliqueté en tournant très doucement, la porte s'est ouverte par à-coups. C'était si effrayant que mon cri est resté coincé dans ma gorge. J'ai sauté du lit et je me suis réfugié dessous. J'y suis resté un temps que je ne saurais dire, je claquais des dents, je regardais l'ouverture du placard qui n'était situé qu'à deux mètres de mon lit.

Un pied blanchâtre est apparu, un pied squelettique aussi grand que mon bras. Il s'enfonçait dans la moquette avant de sautiller autour du lit, de sautiller vers le fond de la chambre où j'ai aperçu la maigreur d'une jambe. Mon cœur battait si fort que je l'entendais cogner dans mes tympans. Je priais de toutes mes forces que cette horreur s'en aille, mais elle a sautillé jusqu'à mon lit puis elle a disparu. Enfin c'est ce que j'ai cru avant que mon matelas s'enfonce au-dessus de ma tête. J'étais petite, j'ai pu me rouler sur le dos pour voir ce qui se passait.

Le monstre bondissait sur le lit, le matelas s'est enfoncé plusieurs fois, me touchant le visage, le ventre et les jambes. Il devait y avoir plusieurs pieds, car le lit se déformait à plusieurs endroits en même temps. Ça s'est arrêté d'un coup, le silence est revenu, hormis ce claquement de dents qui sortait de ma bouche. La porte du placard a claqué sèchement, le monstre était reparti. Toutefois, je n'avais pas vu le pied sautiller jusqu'à lui, et j'ai attendu de longues minutes sans bouger un cil. J'étais trempé d'une sueur glacée, mes muscles me faisaient mal, j'avais l'impression qu'on avait jeté mon corps au fond d'un puits. Enfin, au moment où je voulais m'enfuir jusqu'à la chambre de mes parents, de longs cheveux noirs ont stoppé mon élan. Mon matelas s'est mis à bouger, le monstre a doucement baissé la tête, car ses longs cheveux s'entortillaient sur la moquette, puis un front blanchâtre est apparu. Le front était brisé en deux, sa texture livide m'a fait penser à de la peau collée sur du caoutchouc. Et ses yeux, jamais je n'oublierais ses yeux crevés d'où s'écoulait une humeur bleuâtre.

La porte de ma chambre s'est brusquement ouverte, ma mère a crié puis...puis...je ne sais plus trop ce qui s'est passé, je me souviens juste de petits rires métalliques et de craquements effroyables.

En état de choc, je ne suis pas retournée à l'école pendant plusieurs jours, d'autant plus que j'étais très inquiète de l'état santé de ma mère. Elle a été transportée à l'hôpital avec de graves blessures, des membres brisés, un pied arraché. Mon père n'a jamais été le plus courageux des hommes et la police alertée par les voisins l'a retrouvé inconscient près du corps de ma mère. Il a été accusé de tentative de meurtre.

Ma pauvre mère a perdu la raison, elle n'a jamais pu témoigner en sa faveur. Lorsque j'allais la voir à l'hôpital, elle était souvent agitée, criait dès qu'elle voyait une poupée dans la télévision au-dessus de son lit. Parfois, elle hurlait en me regardant, comme si j'étais responsable de son état.

Les policiers m'ont interrogé plusieurs fois et aucun n'a cru à mon histoire de poupée au visage brisé. Mais qui croirait une fillette de six ans ? Pourtant, si la police m'avait prise plus au sérieux, la maîtresse ne serait pas morte la nuit suivante. Son meurtre a été imputé à un rôdeur.

Un peu plus tard, j'ai trouvé un petit mot dans mes affaires d'école. La carte était sale, pleine de traces de suie et une écriture tremblante disait ceci : tu veux jouer avec moi ?

Même aujourd'hui, à l'heure où je termine de raconter mon histoire sur votre forum, je revois toujours le visage brisé du monstre, ses longs cheveux noirs, ses yeux crevés. Parfois, au milieu de la nuit, j'entends le petit rire métallique de ma poupée et parfois aussi, près de mon lit, le craquement de ses genoux...   

Histoire d'HorreurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant