Acte II - Scène 3: Sapho

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Sous la lumière jaunie des lampadaires parisiens, je marchais machinalement, les mains dans les poches, la capuche de mon sweat masquant le casque sur mes oreilles. La tête lourde des événements récents, je réfléchissais à ce qui pouvait m'arriver. « Oh ma lyre immortelle », l'air de la mort de Sapho, de Gounod, à fond dans les oreilles, je me sentais puissant, invincible. Seul ce morceau avait la capacité de me calmer instantanément, de me mettre en trans. Je l'avais découvert depuis longtemps et restais incapable de m'expliquer ce qui me bouleversait autant dans cette musicalité, dans cet enchaînement de notes.

Soupirant avec les accents de la musique, j'avais ce sentiment de marcher sur le monde, d'être aussi puissant que les éléments. Les accords explosaient dans mes oreilles. J'étais apaisé. Je me sentais mourir. Sans jamais avoir été aussi vivant. Les pavés étaient remplacés par cet océan gigantesque sur lequel je savais marcher.

En vain, ton doux murmure veut m'aider à souffrir...

Non, tu n'as pu guérir ma dernière blessure... Ma blessure est au cœur.

Seul le trépas peut finir ma douleur.

Ces phrases résonnaient à l'infini dans mon cœur et mon âme. De sombres sentiments, des sensations ténébreuses s'emparaient de moi. Tout mon corps vibrait avec la musique, avec chaque accent. Des images défilaient devant mes yeux grands ouverts. Comme si je dormais. Comme si tout cela n'était qu'un long rêve.

Adieu flambeau des mondes, descends au sein des flots...

Pourquoi avais-je l'impression d'avoir vécu ces paroles ? Pourquoi m'avaient-elles un jour touchées comme s'il s'agissait de ma propre vie.

Moi, je descends sous l'onde d'un éternel repos.

J'étais dévasté par une détresse infinie dont je n'avais jamais eu connaissance jusqu'alors. Cet air, je l'avais déjà écouté des centaines de fois. Pourquoi là ? Ce soir ? Pourquoi me touchait-il autant ? Des noms me revenaient. Des souvenirs lointains. Si vieux qu'ils l'étaient encore plus que moi-même. Il me semblait que je n'aurais jamais dû avoir accès à ça.

Mais sans penser à moi, tu reverras l'aurore...

Je me voyais sous la forme d'un enfant blessé, claudiquant maladroitement sous l'effet de la douleur. Je me voyais plus âgé, à jouer dans un lac, sur une plage, puis à pleurer sur un toit. Un toit gigantesque au milieu d'une ville qui ne l'était pas moins. Et en bas, il était là.

Daniel, why did you take so long ?

Ouvre-toi, gouffre amer...

Tout ça me semblait si réel. Je me voyais mourir. Mourir au bas d'une colline. Mourir dans un lit. Mourir écrasé au sol. Mourir sur un cadavre. Mourir sur du marbre. Mais mourir quand même. Toujours. C'était la seule issue. Avant de tout recommencer encore et encore. Combien de fois avais-je abandonné ma vie pour en débuter une nouvelle ?

Je vais dormir pour toujours dans la mer.

Le morceau était fini. A la musique avait succédé le silence. Le liquide tiède sur mon visage me fit réaliser mes larmes. Elles ruisselaient, consolatrices. Mais consolatrices de quoi ?

Aïe !

Je venais de tomber à la renverse. On m'avait poussé. Merde. J'étais tellement perturbé que je n'avais pas réalisé que j'étais suivi. J'enlevais mon casque et me retournais lentement. Trois hommes assez larges se tenaient sous la lumière du réverbère, un sourire en coin. L'un d'eux tenait un manche qui ressemblait fortement à une matraque. La force démoniaque qui se réveillait parfois en moi me permis cette fois-ci de rester calme.

Putain, mais qu'est-ce que tu es ?

— Soit tu nous donnes ton portable, ton joli casque et ta thune, articula le plus large, soit ça risque de mal se passer pour toi.

J'étais pris d'une intense poussée d'adrénaline et d'une fureur qui ne m'avait encore jamais gagné. Après la soirée bizarre que je venais de vivre, cette opportunité de me défouler tombait vraiment bien. Mon cœur explosa dans ma poitrine. J'étais prêt à me battre.

Pourquoi je n'ai pas peur ?

J'avais le sentiment d'avoir déjà connu bien pire, que ce combat serait seulement un défouloir, une bonne manière de calmer un peu deux ou trois attardés.

Je commençais à marcher tranquillement vers le plus large assaillant, en souriant. Quelque chose avait changé dans ma démarche, elle me semblait presque aléatoire, mais comme si chaque rythme avait été précisément étudié. Le mec en face de moi semblait soudain complètement décontenancé, il ne devait pas s'attendre à ça.

Bientôt, il ne serait plus capable de me voir.

Je lui assénais une énorme gifle en plein visage, le genre de gifle qui brise un tympan. Le mec tomba à terre, inerte. Celui avec la matraque essaya de me frapper, mais sa lenteur me laissa largement le temps de lui placer un coup de pied retourné dans le visage.

Le troisième partit en courant.

Ça avait été tellement simple. Comme si ça avait toujours fait partie de mon quotidien. Comme si je n'avais jamais connu que ça. J'étais presque hors de moi, dans un état que je ne me connaissais pas. La sensation d'un cœur palpitant se fit alors sentir dans ma main. C'était tellement réel que je vérifiais que je n'avais bien tué personne.

Je suis guéri, tout va bien maintenant.

L'apaisement que j'avais attendu toute la soirée était enfin arrivé. Ma tête était vide. Je remettais mon casque sur mes oreilles, tournais les talons et continuais tranquillement ma route. Ça avait été encore plus agréable qu'un orgasme, encore plus apaisant que la musique. Je ne me reconnaissais plus, mais j'avais soudain l'impression de me diriger vers la vérité.

Gon...Gon, te rends-tu comptes de ce que tu signifies pour moi?

Le lendemain, mes camarades de fac, inquiets de mon départ précipité, me posaient beaucoup de questions. Beaucoup trop de questions.

— Tu as fait un bad trip ?

— J'ai pas fumé.

— Tu avais vraiment pas l'air dans ton assiette. Je me suis inquiété pour toi, j'espère qu'au moins, tu es bien rentré.

— Bof, je me suis battu avec des gars qui voulaient me voler mes affaires. Mais rien de grave.

Leurs visages étaient atterrés. Puis ils éclatèrent de rire tous ensemble. Ça m'agaçait. J'avais envie de frapper tout ce petit monde. Je leur aurais bien griffé le visage à mains nues. Devant ma mine énervée, ils s'arrêtèrent tout net.

C'est ton jour de chance, tes amis sont venus te chercher.

— Tu es sérieux ?

— Pourquoi j'inventerais ça ? Oui, c'est la vérité. Ils voulaient me prendre mes affaires et je me suis défendu.

— Mais comment tu as fait pour ne prendre aucun coup ?

— Trois ans de boxe les gars....

Agacé de toutes ces questions, je préférais m'éloigner pour la journée. Bien sûr que non, ça n'avait aucun rapport avec la boxe. C'était cette histoire de ce Kirua que je ne connaissais pas, les rêves pédophiles avec l'enfant Gon, Valentin le danseur ou Hisoka le diable comme j'avais terriblement envie de l'appeler. C'était ça qui m'avait permis de me défendre. Il y avait quelque chose en moi, une force incommensurable que je n'avais jamais senti jusqu'à présent et qui me forçait à replonger dans un passé que je ne connaissais pas.

Tu es ma bouée de sauvetage.

Je te suivrai le plus longtemps possible.



Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est la voix qui nous invite au retour.

L'ignorance, Milan Kundera

Fin de l'Acte II

Envol - Cartographie des Âmes | Tome 1 |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant