Lettres XVII - XX

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Lettre Dix-Sept : Samedi 19 mai

Cher Grand-père, comment vas-tu ?

Pendant cette semaine j'ai essayé de prendre du recul, de me concentrer sur autre chose que sur la tonne d'interrogations qui se battent en duel dans mon esprit pour décréter laquelle m'embrouille le plus ; et j'ai surtout tenté de ne m'engueuler avec personne. Verdict ? Comme la semaine dernière, quasiment. Lilia fait en sorte que Marine ne se complaise pas dans son malheur ; elle l'oblige à se lever, à lire, à manger et ce genre de choses ; ce qui fait qu'elle commence petit à petit à comprendre - à défaut d'accepter - la mort de ses parents. C'est plus simple à vivre pour sa tante, elle-même très affectée, qui est admirative des capacités de sa nièce à résister, à se montrer forte. En effet, Marine a même réussi à trouver le courage d'aller demander les circonstances précises des décès aux policiers. Rose m'a enfin raconté, je t'explique dans un paragraphe, plus bas. Quant à Casper... toujours rien de nouveau. Par contre, Elric m'a rassuré : il avait juste oublié son chargeur chez lui alors qu'il passait deux nuits chez un ami, il s'est même excusé. Je deviens parano, Grand-père, à penser qu'il me faisait la tête lui aussi...

J'ai essayé d'avoir une discussion avec Cass, mais il m'évite comme la peste, avec la fluidité d'une anguille ; il est impossible à attraper. Mais bon, je le connais : quand il se souviendra que je ne l'ai jamais trahi, que j'ai toujours été là pour lui comme lui l'a toujours été pour moi et qu'il m'aime finalement beaucoup ; il viendra m'expliquer. Je ne m'inquiète pas pour la suite, je comprendrai et tout redeviendra comme avant entre nous. On pourra de nouveau se rouler dans l'herbe et escalader les ruines de la chapelle en riant comme des idiots... Mais en attendant, je me demande ce qui peut bien lui arriver...

Pour en revenir à Rose, je n'ai obtenu d'explications d'elle que tout à l'heure, en sortant de cours. Il lui a tout de même fallu une semaine pour simplement m'excuser, j'ai trouvé ça incroyable, je me souviens m'être fait la réflexion que je ne la pensais pas à chipoter aussi longtemps. Je m'en veux, maintenant que je sais. J'espère que tu es assis, Grand-père, sinon je te conseille de t'installer parce qu'on part probablement pour un récit assez long.

Comme j'ai déjà pu t'en parler, la mère de Rose a eu une période (beaucoup plus longue que ce que j'avais d'abord imaginé) d'alcoolisme régulier. Elle a dû aller dans un centre de désintoxication pour pouvoir sortir de son état dépressif et se remettre à travailler. Ce que je ne savais pas, c'est que si elle buvait autant, c'était pour oublier la mort de son deuxième enfant, décédé avant de fêter sa première année à cause d'une maladie. Rose avait donc un petit frère, de trois ans son cadet, et qui est mort avant qu'elle n'ait réellement le temps d'apprendre à le connaître et à l'aimer. Sa mère s'est mise à l'alcool et n'a plus réussi à s'en séparer pendant presque dix ans... dix ans, tu imagines ? C'est le père de Rose qui l'a finalement tirée vers le haut et lui a permis de se rendre compte qu'il y avait quelque chose à faire, qu'elle pouvait guérir. Mais jusqu'à ses treize ans, Rose vivait avec une mère alcoolique et dépressive, ainsi qu'un père protecteur mais épuisé. Je ne peux même pas supposer ce que ça a dû être comme enfance. Je comprends maintenant mieux comment elle peut voir du positif partout, comment elle parvient à aimer les choses telles qu'elles sont et à se contenter de ce qu'elle a.

Son père était très exigent avec elle, il voulait l'excellence pour sa fille ; pour lui ça signifiait le bonheur. Mais tu commences à connaître Rose, elle ne voulait rien savoir et dessinait, peignait, lisait sans relâche. C'étaient ses passions, pour rien au monde elle ne les aurait laissées derrière elle. Quand sa mère a retrouvé la santé, elle l'a aussitôt encouragée dans ses projets, elle lui rappelait qu'elle vivait avant tout pour elle, et que si son bonheur passait par la peinture, il fallait qu'elle peignît (subjonctif imparfait, waouh). Alors Rose s'est donné corps et âmes à son art, elle n'a plus arrêté, au grand désarroi de son père. Celui-ci a laissé couler jusqu'à l'arrivée de sa fille au lycée. Il pensait qu'elle se raisonnerait en passant en tertiaire, mais rien n'y a fait, alors il s'est finalement énervé et lui a retiré tout son matériel, l'enfermant à l'atelier où elle n'avait désormais plus le droit de mettre les pieds et qui restait fermé en permanence.

Cher Grand-PèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant