Cet été-là

EVA

La soirée se passe merveilleusement bien. Mes parents ont perdu ce regard déçu qu'ils avaient depuis trois jours, Shelly a préparé mon plat préféré et j'ai réussi a trouver ma place entre tout ces gens qui ne sont que des copies conformes de mes parents. Mon père m'a donné l'autorisation de boire une ou deux coupes de champagne qui, à cause de ma mauvaise tolérance a l'alcool, me font tourner quelque peu la tête. Après avoir fini mon assiette de poulet espagnol, je me lève prudemment en prenant soin de ne pas abîmer ma robe pour rejoindre la salle de bain a l'étage et me passer un peu d'eau sur le visage. Je mets plus de temps que d'habitude a monter les escaliers mais j'arrive saine et sauve en haut des marches. Je pénètre dans la salle de bain et allume le néon au dessus du miroir. Heureusement les effets de l'alcool ne se voient pas sur mon visage. Mon maquillage n'a pas bougé depuis que je l'ai appliqué deux heures plus tôt, seules mes joues ont légèrement rougis. J'ouvre le robinet et passe mes mains sous l'eau pour les poser sur mon visage. Le frais sur ma peau me soulage si bien que j'ai l'impression d'être à nouveau parfaitement lucide et maîtresse de mes mouvements.

Soudain la porte s'ouvre brusquement derrière moi. Je me retourne et tombe nez-a-nez avec Jared. Putain. La sensation de prise au piège encombre mes poumons, je ne me sens pas en sécurité dans cette minuscule pièce où je suis coincée. Comment est-ce que je peux m'échapper alors qu'il me barre le passage ? Vite ! Trouve une idée Eva et tire-toi de là.

-Désolé, je ne savais pas que c'était occupé, chuchote-t-il.

Jared me présente des excuses ? C'est une première. La surprise passe sur mon visage mais je l'efface en moins d'une seconde. Il faut à tout prix que je me reprenne avant qu'il ne me dévore toute crue, il n'attend que ça. Je me racle la gorge nerveusement et relève la tête pour enfouir la peur tout au fond de moi.

-Ce n'est pas grave, je réponds en m'apprêtant a quitter la pièce.

Il se décale sur le côté pour me laisser passer. Nos corps se frôlent mais ne se touchent pas. Je retiens mon souffle lorsque je passe à côté de lui. Nous n'osons pas nous regarder dans les yeux et le silence qui flotte dans la pièce est terriblement oppressant. Je me presse pour m'éloigner le plus vite possible de lui. Je suis a un pas de quitter la salle de bain quand soudain j'ai envie de lui poser cette question qui me brûle les lèvres depuis des jours. C'est le moment idéal. Il ne peut pas s'échapper ou faire un scandale au risque de s'attirer les foudres de son père. Je dois saisir ma chance, elle ne se présentera peut-être plus jamais. Ma conscience me chuchote que c'est une mauvaise idée mais je la fais taire immédiatement avant de changer d'avis.

Je respire longuement et me tourne vers lui pour régler toute cette histoire une bonne fois pour toute.

-Pourquoi est-ce que tu me détestes ? j'annonce en tentant de paraître sûre de moi.

Son corps se contracte lorsque je prononce ma question. Il met quelques minutes avant de se retourner et de poser ses yeux sur moi. Je m'enflamme sous son regard comme si ses pupilles étaient des allumettes prêtes à prendre feu.

-Quoi ?

-Tu m'as toujours détesté mais je n'ai jamais su pourquoi, je rétorque après avoir difficilement avaler ma salive qui me semble étrangement pâteuse. Et puis, j'ai l'impression que c'est encore pire cette année.

-Je ne vois pas pourquoi je répondrais a ta question complètement idiote, il me répond sèchement en détournant son regard.

-Je ne te demanderais que ça, ensuite je te promets de te laisser tranquille.

Dix secondes passe mais cela me semble une éternité. Il se frotte le front comme pour réfléchir avant de prendre une grande décision.

-Tu veux vraiment le savoir? chuchote-t-il si bas que je peine à entendre ses mots.

Je perds tout mes moyens. J'ai la sensation qu'il serait mieux qu'il ne réponde pas a ma question mais je dois savoir. Cela fait beaucoup trop longtemps que je me pose la question. J'ai besoin de connaître la vérité. J'acquière timidement d'un hochement de tête en ayant soudain perdu le peu de confiance en moi que j'avais.

Son regard plonge dans le mien . Cette sensation de paralysie me force a rester planté là sans bouger à attendre sa réponse. Je ne sais pas quoi faire sauf attendre sagement qu'il se décide a parler. Ses yeux semblent s'embraser. Je suis clouée sur place comme une imbécile. J'ai envie de lui crier mon désespoir mais rien ne sort de ma bouche. Je suis comme prisonnière d'un corps mort. Après quelques secondes de lutte je me prépare a ouvrir la bouche quand soudain il fonce sur moi. Il enveloppe mon visage de ses mains et presse ses lèvres contre les miennes. Son baiser est en même temps doux et puissant. Je suis tellement sous le choc que je laisse mes bras pendre le long de mon corps engourdi. Je sens son souffle chaud sur ma peau, son odeur plane tout autour de moi et je ne peux m'empêcher d'apprécier cette sensation. Je me surprends a avoir envie que ce moment dure plus longtemps. Des frissons me parcourent le long de la colonne vertébrale jusqu'à ce que ses lèvres se décollent des miennes. Néanmoins il ne s'éloigne pas et laisse ses mains posées autour de mon visage. Son front est appuyé contre le mien. Nous n'entendons rien d'autre que le bruit de nos respirations irrégulières. L'ambiance dans la pièce est particulièrement lourde et oppressante.

Il me faut quelques secondes avant de reprendre mes esprits. J'ai le cerveau retourné après ce qu'il vient de se passer. Je n'arrive pas a réaliser qu'il m'a embrassé. Cela n'a aucun sens. Il affirme me détester et dans la seconde qui suit il m'embrasse. Je m'efforce d'essayer de comprendre ses motivations mais je ne parviens pas à élucider ce mystère. Mes pensées sont si embrouillées que rien n'a de sens dans ma tête, je suis totalement perdue.

D'un seul coup, il recule et s'enfuie. Je reste planté là bouche bée ne sachant pas quoi faire. Mes jambes sont engourdis a un tel point que j'ai l'impression que je vais m'écrouler a tout moment. Soudain je réalise que je vais devoir redescendre avec les autres et faire comme si tout était normal. Alors que c'est faux. Jared vient a l'instant de m'embrasser alors qu'il prétend depuis que nous sommes enfants qu'il me déteste. Je respire lentement pour que les battements de mon coeur redeviennent réguliers puis j'affiche un sourire timide sur mes lèvres pour rejoindre les invités sur la terrasse.

Lorsque je traverse la baie vitrée j'aperçois Jared assis a sa place - a l'autre bout de la table - en train de se servir un verre de champagne. Les yeux rivés sur la bouteille il n'exprime aucune émotion sur son visage pâle. Je reprends ma place tranquillement entre ma sœur et ma mère lorsque Shelly, portant un gâteau dans les bras, arrive et que tout le monde chante en coeur "joyeux anniversaire". C'est le genre de moment où tout le monde est mal a l'aise. Les gens autour de vous chantent et sourient tandis que vous ne savez plus où vous mettre ni quoi faire.

Tandis que Shelly pose le gâteau devant moi, je ne peux m'empêcher de lancer un regard a Jared. Nos yeux se croisent immédiatement. Il avale une gorgée de sa coupe de champagne sans me quitter des yeux. Mon côté timide aurait envie de se cacher sous la table mais ma tête en a décidé autrement. Je ne le lâche pas des yeux jusqu'à ce qu'il se lève d'un bond et quitte la table. Son départ laisse un léger froid mais nous oublions vite son absence pour dévorer la gâteau succulent que Shelly nous a préparé et ouvrir les cadeaux. J'oublie Jared le temps d'une petite heure.