A tous les soldats anonymes...

19 4 2
                                    

Je suis anonyme. Je ne suis personne. Mais je sais observer et écouter. Je connais vos peines, vos espoirs. Je sais si vous avez un bon fond ou si vous faites seulement semblant.

Mais je suis mort. Je suis un fantôme à présent. Le fantôme d'un soldat anonyme. On m'a enterré sans nom. Aujourd'hui je ne sais plus rien de celui que j'étais de mon vivant. Ceux qui ont un nom quittent le monde des vivants, mais moi je ne peux pas partir, pas sans un nom.

Je sais que je suis un soldat car j'en porte l'uniforme. Mais il est trop abîmé et trop tâché pour pouvoir le dater ou l'associer à un quelconque pays.

Je resterai toujours à attendre. Plus le temps passe et plus mes chances de retrouver mon identité et ma famille (si j'en ai une) diminuent.

Mais mon histoire n'intéresse personne. Et je n'ai personne à qui la raconter. Personne qui attend chez moi. Je n'ai même pas de chez-moi.

Le jour, je vagabonde dans les rues. Je ne peux pas partir, je suis coincé dans cette ville. La nuit, n'ayant pas besoin de dormir (les morts n'ont pas corps à proprement parler) je me rends généralement dans une taverne, dans un bar ou simplement à la table d'une famille. J'écoute les parents se plaindre de leur travail trop fatiguant, trop accaparant. J'écoute les enfants raconter leurs journées à l'école. J'écoute les couples d'amoureux se murmurer des mots doux à l'oreille.

Parfois je pleure, en me disant que j'ai peut-être vécu ça et que je n'en ai plus aucun souvenir, ou que je suis mort avant d'avoir rencontré la personne qui m'était destinée et que je l'avais laissée seule. Parfois je ris aux bêtises de quelqu'un ou à une phrase drôle entendue au hasard.

Mais, malgré tout, cela n'est pas une vie. Je veux vivre mais c'est trop tard. J'ai laissé passer ma chance. J'espère que j'ai été heureux, et que j'ai rendu des gens heureux.

J'ai prié pour retrouver mon nom et ma famille. En vain. Je remet l'existence de Dieu en doute. S'il existait, il ne me laisserai pas ainsi. N'est-ce pas ? On m'a dit que Dieu prônait la bonté et qu'il était juste. Ai-je donc commis des crimes de mon vivant ? Ou bien se serait-on trompé sur son compte ?

Je ne sais pas, je ne sais plus. Dans tous les cas, je me suis trompé. Je me suis fourvoyé.

Et puis je me souviens. Qui suis-je pour douter de dieu ? Il a suffisamment à faire avec les vivants. Pourquoi se soucier d'un fantôme ?

Comment puis-je oublier ça : je ne suis personne. Je n'existe pas.

Il faut que je cesse d'exister. Que je bascule dans le Vide, cet espace infini qui est à la fois partout et nulle part. Qui est l'origine de toutes choses et la plus grande source de destruction.

Il ne me reste rien. Aucun souvenir auquel me raccrocher. Aucune personne avec qui converser. Aucun avenir. Aucune échappatoire. Je suis condamné. Une attente sans fin. Mais à attendre quoi ? Rien. Je n'attends plus rien du monde.

Soudain, j'ouvre les yeux. Je ne devais pas renoncer. Je dois me battre. Je suis (ou plutôt j'étais) un soldat après tout !

Je ne dois pas plonger dans cet abîme sans fin de désespoir. Mais à quelle lueur me raccrocher ? Pour quelle cause puis-je me battre ? Je n'ai rien ni personne à protéger. Les vivants ne peuvent ni me voir, ni me toucher, ni me sentir. Pour eux, je suis à peine une histoire bonne à effrayer les enfants. Un personnage de légende et en aucun cas un être réel.

Je mène une non-existence sans but ni fin aucune.

Je me réveillai. J'ouvris lentement les yeux. Tout était redevenu normal, ce n'était qu'un rêve. Drôle de songe, tout de même. Rêver du fantôme d'un soldat, il faut bien avouer que cela est très étrange.

Puis, tout à coup, cela me frappa, comme une sorte de révélation, et je m'étonnai de ne m'en être pas rendue compte tout de suite. Je m'installai sur mon bureau et commençai à écrire : À tous les soldats anonymes...

AnonymeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant