#Chapitre 46

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- Putain papa ! tu m'as fichu la trouille !

La main sur le cœur, je tente de réfréner son rythme anarchique. Devant moi, mon père hausse un sourcil réprobateur, l'air de dire « surveille ton langage, jeune fille », mais je n'y prête guère attention, la fatigue et la frayeur récente qu'il vient de m'offrir ayant raison de mes bonnes manières.

- Tout comme nous avons eu une peur bleue en découvrant ton lit vide pendant la panne de courant, me rembarre-t-il d'une voix égale. C'est une chance que mes hommes m'aient prévenu presque aussitôt que tu étais ici depuis deux bonnes heures.

- Désolée, m'excusé-je finalement, le regard fuyant. Je n'arrivais pas à dormir et la tempête de cette nuit m'a donné envie de venir au phare, comme avant...

Ma voix se brise légèrement à cet aveu. Mon père s'adoucit alors, à mon plus grand étonnement. Sans m'accorder la moindre attention, il s'avance vers l'épaisse vitre pour observer à son tour la fin de la tempête. Perdue par son étrange comportement, je n'esquisse pas un geste, bien camper sur mes pieds, quelques pas derrière lui. On reste ainsi un long moment, dans ce silence gêné, sans oser le briser par peur de détruire avec lui ce bref moment de répit. Nous redoutons l'un comme l'autre que si nous ouvrions la bouche, cela ne se termine inévitablement en violente dispute. Alors nous sommes là, tous deux tournés vers la Manche en contrebas, comme deux inconnus qui ne savent comment communiquer entre eux. Un ultime éclair déchire le ciel. 

- Ça fait longtemps que tu n'es pas montée ici, tente-t-il timidement.

- Bientôt six ans, confirmé-je. En fait, ça remonte à la fois où tu m'as trouvé en pleine crise d'angoisse après la mort de maman. Puis tu m'as confiée à grand-père...

Il baisse la tête dans un profond soupir et je comprends ma bêtise. Il n'avait sûrement pas besoin que je lui rappelle ce souvenir douloureux pour moi comme pour lui ! Et idiote que je suis, je mets les deux pieds dans le plat évidemment !

- Je ne savais pas quoi faire d'autre ! m'avoue-t-il piteusement. J'avais perdu la femme de ma vie et je me retrouvai avec une enfant turbulente et en colère sur les bras ! Tes crises d'angoisse devenaient de plus en plus fréquentes, et pour une raison que j'ignore, tu avais peur de moi. J'étais complètement désemparé, je ne savais pas comment réagir avec toi alors ça m'a semblé la meilleure issue ! C'était plus facile pour tout le monde ainsi.

Choquée, je recule brutalement d'un pas. Pour la première fois en seize ans d'existence, mon père me laisse enfin entrevoir un sentiment. Mais une part de moi aurait préféré que ce ne soit jamais le cas. Je me reçois en pleine face ce mélange de tristesse, de remord et de vive amertume qui le ronge.

- Plus facile pour tout le monde ? répété-je, la colère montant en moi à son tour. Tu t'es débarrassé du fardeau comme on jette la pièce dysfonctionnelle d'une voiture, papa !

J'ignore s'il cille à cause du venin qui perce à travers ma voix ou si c'est la vérité que je viens d'asséner qu'il se prend comme une gifle, mais l'espace d'un instant, ses yeux laissent transparaître une profonde douleur. Hélas, j'en ai trop lourd sur le cœur pour l'épargner.

- C'était plus facile pour tout monde ?! C'était plus facile pour toi, tu veux dire ! Parce qu'au final, c'est grand-père qui a pris à charge d'apaiser ma rage et de me redonner l'envie de rire ! C'est lui qui a patiemment attendu que je puisse de nouveau lui sourire, qui m'a poussé à me remettre au violon, qui m'a montré que ma vie ne s'était pas arrêté avec celle de maman et ça n'était pas plus facile pour lui que ça ne l'aurait été pour toi ! Et je vais t'apprendre un truc papa : tu avais peut-être perdu ta femme, mais j'avais également perdue ma mère et la seule figure parentale qui me restait à préférer me larguer auprès d'un autre plutôt que de m'aider à faire face ! Alors non, ce n'était certainement pas plus simple pour moi non plus !

L'Ecole des Neuf Muses [TERMINE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant