Guadeloupe, 5 juillet 1874
En 1874, dans une contrée au large de l'Amérique, plus précisément sur l'île de Guadeloupe, de riches propriétaires achètent des parcelles sur ces terres fertiles et reconnues pour leurs ressources luxueuses ; en effet, la Guadeloupe regorge de minerais, d'animaux, de fruits exotiques, de ressources maritimes, mais aussi de quelques champs de fleurs de coton. C'est pour cela que le général Charles de Fontainebleau a lui aussi investi dans la Guadeloupe, faisant exceptionnellement abstraction de son fondamental principe anti-français pour ce territoire antillais... français.
Or, dans ce cadre pourtant si paradisiaque, si parfait soit-il, une chose, une terrible, infâme chose, est cachée parmi les plantations : l'esclavage. Oui, nous sommes en 1874, l'esclavage a pourtant été aboli trente ans auparavant, me direz-vous ! Certes, mais le général allemand, ainsi que d'autres investisseurs européens osent encore réduire en esclavage de jeunes et innocents enfants, comme Pierre Ducyprès, qui a été forcé de suivre son oncle venu s'enrichir par des moyens pas très honnêtes en Guadeloupe. Il est parmi une trentaine, voire une quarantaine de petits Français à qui on a ôté la jeunesse, l'avenir, la famille, leur terre natale et à qui on a donné la misère, la tristesse, le désespoir.
Pierre a désormais dix ans, mais c'est de loin l'ainé de la bande et, par conséquent, celui qui doit travailler le plus ; il aide surtout ses amis à survivre. Il était pourtant beau, avant, à Strasbourg, mais la faim ne lui laisse que la peau sur les os et la tristesse un regard désespéré. Ses cheveux blonds lui donnent toujours un petit air angélique, mais cela est dissemblant avec ses yeux bleus où pointent désormais le malheur et la peur. Ses traits contrastent avec ce qui lui reste de beauté, tirés par la fatigue du travail excessif, de plus de dix-sept heures quotidiennes. Tout son corps, que ce soit le dos, les bras ou les jambes, est démesurément maigre et usé par les lourdes charges encaissées de coton qu'il déplace chaque jour d'un bout à l'autre de la propriété, continuellement, inexorablement. Pierre porte sur lui de nombreuses traces de coups qui lui remémore la méchanceté pure de son oncle envers lui et ses camarades : « C'est toute la rapidité dont vous disposez, les gamins ? » ou bien « Pierre, sale môme, tu n'auras pas de quoi manger cette semaine ! ».
Son physique est à faire pitié, mais, aussi misérable soit-il, son moral est bien pire que cela. Le travail l'a totalement détruit : sa joie de vivre s'est éteinte, le bonheur ne lui est plus qu'un lointain souvenir, la peur d'être frappé est permanente. Pierre incarne la tristesse : cette dernière s'estompe les rares fois où il réussit à se nourrir, s'intensifie lorsqu'il voit ses camarades, ses amis, le quitter un à un. Un soir, après s'être échiné à cueillir le coton contenu sur plus de la moitié des champs, il ramène du pain, denrée très rare pour la bande, dont il fait le bonheur.
– Pierre, comment que t'as fait ? C'est merveilleux ! dit le cadet de la bande, âgé d'à peine cinq ans.
– Je l'ai négocié avec lui contre la récolte du tiers restant des champs.
La bande, apeurée et énervée, réplique vivement.
– Mais tu n'aurais pas dû !
– Tu es fou, tu dois être épuisé !
– Merci, mais...
– Tu n'as pas mal ?
– C'est pour vous que je l'ai fait ! Les jeunes d'abord ! s'exclame fermement Pierre du haut de ses dix ans, suscitant l'arrêt des bavardages.
Un autre jour, il rentre avec deux miches de pain, mais il est tellement épuisé par le travail demandé en retour par le général allemand qu'il s'évanouit avant même que ses amis aient le temps de le remercier. Pierre, lui aussi, n'échappera pas à son sinistre sort : il meurt un an plus tard, à l'âge de douze ans, en juillet 1875, après six ans interminables de travail forcé, mort de faim, d'une faim continuelle, insurmontable et inassouvie ; et pour cause : il n'avait pas mangé depuis dix-sept jours.
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Les Méandres du Passé - Roman
Historical Fiction19 juillet 1870. Strasbourg se réveille au son des coups de canons, envahie par l'armée prussienne. Trois frères sont séparés contre leur gré. Dix ans plus tard. Maximilien décide de lever le voile sur son passé et celui de ses frères. Il entreprend...