Strasbourg, 19 juillet 1870
– PIERRE ! LOUIS ! Vite, venez voir !
Ma voix effrayée résonne dans le vaste salon de notre appartement strasbourgeois, baigné avec magnificence des rayons du soleil éclatant du mois de juillet. Ce que je vois à la fenêtre dépasse de loin tout ce que j'avais pu imaginer jusqu'alors ; et pour cause, la violence qui commence à faire rage dans les rues dépasse elle-même l'entendement d'un jeune homme de mon âge.
J'ai fêté mes quatorze ans hier, et je me souviendrai longtemps de cette journée si joyeuse passée avec mes deux frères que j'aime plus que tout au monde, journée contrastant funestement avec celle d'aujourd'hui. Il est bien dommage que notre père Martin ait été appelé à combattre, sur ordre de Napoléon III avec le régiment dont il est le lieutenant-colonel, les rebelles algériens d'une colonie française d'Afrique qui tente non sans véhémence d'obtenir son indépendance. Cela fait si longtemps qu'il n'est pas revenu... Je me demande bien ce qui a pu lui arriver.
Louis, passionné d'art, est en train de dessiner un croquis d'un lieu remarquable de Strasbourg dans sa chambre, lorsqu'il m'entend crier et sursaute, basculant de sa chaise. Laissant de côté son habituel humour si caractéristique, il se rattrape de justesse et réplique :
– QUOI ENCORE, MAXIMILIEN ?! Ça ne va pas de crier comme ça ? J'ai bien failli tout raturer !
Louis est âgé de douze ans. Il est brun aux yeux gris et il est toujours souriant, ce qui ne manque pas de faire rire les Strasbourgeois, frappés par l'optimisme débordant et sans faille de mon frère.
J'entends les pas de Pierre, qui vient certainement d'abandonner ses jouets, intrigué par ma voix quelque peu teinte de stupéfaction. Pierre est le plus jeune d'entre nous. Il est tout juste âgé de six ans et zozote d'une manière très attendrissante, et ses cheveux blonds lui donnent un air d'ange innocent. Haut comme trois pommes, il a des yeux bleus, d'un bleu touchant, pâle et étincelant à la fois.
Louis, quelques instants plus tard, voyant que je n'ai pas relevé sa remarque, consent enfin à me rejoindre dans le salon et découvre mon air grave. Pierre le suit, insouciant, gambadant d'un pas léger. Les dominant de mon mètre quatre-vingts, je me fais plus insistant :
– Écoutez-moi, je vous en prie ! Les Prussiens sont aux portes de la ville !
– Mais bien sûr ! Ce n'est pas parce que nous sommes entrés en guerre qu'ils vont marcher de sitôt sur Strasbourg, soupire Louis.
Je riposte, exténué, mes yeux verts lui jetant un regard agacé :
– Regarde donc par la fenêtre, si tu ne me crois pas, Louis !
Je balaie la vue sur les rues du centre-ville d'un vaste geste de la main, afin que mes deux frères, alarmés, puissent découvrir, comme moi quelques minutes auparavant, un horrible carnage à la grande fenêtre. Les Prussiens étaient en train de détruire, d'anéantir notre chère ville alsacienne, entamant leur conquête impromptue de la France ; l'Empereur Napoléon III avait déjà prévenu de la plausible invasion allemande quelques mois plus tôt. Pourtant, nous, Alsaciens, sous-estimions la puissance des États allemands d'au-delà du Rhin, qui allaient par ailleurs former un Empire à la puissance incontestable quelques années après.
Je me retourne effarouché, passant la main dans mes cheveux châtains en bataille, guettant la réaction de mes frères. Pierre se met à pleurer :
– Dis, Mazimilien, on va... ze faire tuer ?
Je déclare sans grande conviction :
– Non, mais il vaut mieux rester à l'abri.
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Les Méandres du Passé - Roman
Historical Fiction19 juillet 1870. Strasbourg se réveille au son des coups de canons, envahie par l'armée prussienne. Trois frères sont séparés contre leur gré. Dix ans plus tard. Maximilien décide de lever le voile sur son passé et celui de ses frères. Il entreprend...