ACTE I — JEUX DE PISTE
Piémont des Vosges, 22 juillet 1870
Je cours, je cours à un rythme effréné, inlassablement, déboussolé, entre les sapins aux cimes démesurées, aux aiguilles d'un vert sombre et froid. Si je m'arrête, qui sait ce qui pourrait survenir ? L'armée prussienne envahit petit à petit les épaisses et profondes forêts des piémonts vosgiens d'Alsace où je me cache, fuyant la guerre depuis des jours. À cette cadence, la région entière sera conquise en un rien de temps ! Je n'en peux plus, je cours à ne plus pouvoir respirer ; les arbres défilent par dizaines autour de moi, dans un paysage interminable, presque emprisonnant ; je ne sais même pas vers où je me dirige.
Soudain, je trébuche contre la racine noueuse d'un grand sapin vert. Je ne parviens plus à me relever ; je reste à terre, abattu, pleurant toutes les larmes de mon corps. Ma vie va-t-elle désormais se réduire à un fatal jeu de course-poursuite avec l'armée adverse ? Bien que je m'enfuisse à tous les coups, les villages, eux, ne résistent pas, ils tombent un à un aux mains de l'ennemi. Je repense à mon cher frère Louis : mais pourquoi a-t-il fait ça, s'interposer, se sacrifier, courir à sa propre mort ? Lui, mon petit frère, si petit, si innocent, si jeune ? Pourquoi n'ai-je pas pris sa place ? Aurais-je pu les épargner tous deux ? Et pourquoi les Prussiens se déchainent-ils tant sur notre chère région ? Et surtout, la pire des questions qui reste encore sans réponse, où est Pierre ? Où les soldats ennemis l'ont-ils emmené ? Le reverrai-je seulement un jour ?
Des bruits de pas m'extirpent de mes pensées, assaillies de questions et de remords. Je ne veux plus lutter, je ne peux plus ; je suis à bout de forces. Curieusement, à ce moment précis, une lueur d'espoir s'allume en moi. Je vois des pieds s'approcher, je distingue une main qui se tend. Mon instinct me dicte de la saisir, ma raison m'ordonne de rester immobile, comme mort. Que faire ?
La main me saisit et me relève d'un seul coup, avant que je n'aie le temps d'y réfléchir. Je fixe sans en démordre les yeux verts de la mystérieuse femme qui a décidé de m'aider. C'est une jeune femme, grande et svelte ; des boucles auburn virevoltent autour de son visage. Ses lèvres s'étirent en un sourire, tandis qu'elle me dit :
– Je ne sais pas pourquoi, mais je suis persuadé que tu n'es pas Allemand. Moi, c'est Marianne.
Elle me tend une main, je la serre et, pour la première fois depuis des jours, je retrouve la force de sourire.
– Maximilien.
– Que fais-tu ici ?
– Les soldats prussiens ont envahi Strasbourg, j'ai dû fuir. L'un de mes frères a disparu, l'autre est... mort.
La jeune femme me regarde avec des yeux émus, tout en gardant son assurance et sa droiture.
– Je suis vraiment désolée, ça a dû être terrible. Cette armée détruit absolument tout sur son passage !
Je suis Marianne qui se dirige d'un pas assuré sur un chemin de la forêt en pente descendante, je lui demande :
– Et vous, qui êtes-vous ?
– Une boulangère du coin qui déteste les envahisseurs. Ça me donne envie de les frapper à coup de baguettes de pain encore brûlantes !
Je ris de bon cœur.
– Ça nous fait un point commun alors !
– Maximilien, quel âge as-tu ?
– Quatorze ans.
– Moi, vingt. Au fait, tu as de quoi manger ? De quoi dormir ?
– Euh... À vrai dire, à part ce que je trouve sur mon chemin, non.
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Les Méandres du Passé - Roman
Fiction Historique19 juillet 1870. Strasbourg se réveille au son des coups de canons, envahie par l'armée prussienne. Trois frères sont séparés contre leur gré. Dix ans plus tard. Maximilien décide de lever le voile sur son passé et celui de ses frères. Il entreprend...