IX. Dans le sillage du temps

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Montauban, 20 août 1893

­­­ Je pars rejoindre Nathalie, qui était restée dehors à m'attendre, adossée au mur de briques de l'extérieur de l'hôtel de ville de Montauban, un sourire aux lèvres, en silence. Je lui tiens la main, essayant de suivre tant bien que mal le discours de l'assesseur, troublé par les éclats de voix de la foule.

– ... et enfin, à 53,75 %, Monsieur Maximilien Ducyprès, qui obtient de ce fait la majorité des votes et est donc élu député du Tarn-et-Garonne !

Les applaudissements éclatent, et, désemparé d'une joie intense, je vois Nathalie se jeter à mon cou et m'embrasser.

– Max ! Tu as gagné !

Je la taquine :

– Tu n'y croyais pas ?

– Mais si, mon chéri ! Ce poste était déjà le tien ! Il faut juste espérer qu'aucune guerre ne sévisse, sinon tu serais rappelé...

– Je l'espère, je l'espère !

Pierre-Louis, pas plus haut que trois pommes, se précipite vers moi pour me faire un câlin, alors que je le domine de mon mètre quatre-vingt-cinq. Je le prends dans mes bras, rieur. Du haut de ses huit ans, il déclare :

– Bravo, papa ! Ça doit être trop bien député !

Je ris et ébouriffe ses cheveux châtains en bataille, presque identiques aux miens, émerveillé comme toujours de mon fils qui repart à toute vitesse à l'autre bout de la rue pour rejoindre ses petits camarades de jeux. Je me perds dans mes pensées, ma femme la tête posée sur mon épaule. Déjà l'été 1893 ! Je ne réalise pas que depuis ma fuite de Strasbourg, j'ai épousé Nathalie, fondé une famille, suis devenu officier de l'Armée française, emménagé dans notre appartement avec notre grande famille et enfin que je sois devenu député. Les années s'enchaînent encore et encore, le temps en change les faces dans son sillage ; le soleil d'été, lui, imperturbable, ne vieillissant pas, continue sa course éternelle dans le ciel bleu, sans un seul nuage, qui couvre la ville ce jour-ci.

Dans l'appartement et la boulangerie, beaucoup de changements ont eu lieu. Martin et François, amis inséparables, désormais âgés de cinquante-quatre et cinquante-huit ans, se sont lancé dans un tour d'Europe, déménageant successivement à Rome, Vienne, désormais établis à Copenhague. Nous entretenons des correspondances régulières, que toute la famille attend avec impatience, dans lesquelles ils nous content, emballés, leur fabuleux périple européen, si tumultueux par rapport à notre vie française si paisible.

Marianne et Christophe ont fêté récemment leurs quarante-trois ans et sont au comble de la joie depuis que, un mois auparavant, nous avons gagné un grand concours, faisant de la boulangerie Mercier & Ducyprès la première boulangerie du département, mais surtout l'une des finalistes parmi les meilleures boulangeries de France.

Leur fille, Camille, a obtenu son baccalauréat, à seulement dix-sept ans. Elle me regarde au loin, me félicitant du regard, esquissant un Bravo, parrain ! du bord des lèvres. Je lui rends son sourire et observe, attendri, Camille qui joue avec Pierre-Louis, son petit frère de cœur de toujours, à défaut d'être son frère de sang. Je me remémore le jour où Camille accompagnait, émue, mon fils pour son premier jour d'école, il y a deux ans, rentrant par la suite, le même jour, au lycée.

Liliane, la cinquantaine pour elle aussi dépassée, se porte toujours merveilleusement bien et s'amuse désormais à lancer des ballons de baudruche remplis d'eau sur les enfants qui font trop de bruit sur la place Nationale durant la journée, s'extasiant de leur réaction lorsqu'ils reçoivent la bombe en pleine figure, réveillant toute la maisonnée de son rire tonitruant. Mais les enfants, toujours malicieux, l'ont prise en amie ; c'est depuis lors la guerre de celui qui optera pour le pire coup fourré envers l'autre.

Les Méandres du Passé - RomanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant