Ombres

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L'homme se faufilait parmi les ombres, son épais manteau sombre traînant à ses pieds. Il jouait des coudes au travers de la foule, se frayant un passage pour atteindre les portes du train de la dernière heure. La lune pleine éclairait à peine son visage pâle alors qu'il montait à bord du wagon. C'était parfait pour lui : il ne désirait pas être reconnu. Il déambulait dans le corridor à la recherche d'une cabine vide. Lorsqu'il trouva enfin son compte, l'homme se recroquevilla dans un coin, face à la porte. Malgré sa carrure imposante, il inspirait la fragilité replié ainsi. Chaque personne passant lui semblait suspecte, chaque bruit le faisait sursauter. De ses yeux bleus perçants, il scrutait l'étroite fenêtre, à l'affût d'un passager aux intentions malhonnêtes. Un frémissement de lèvres, un rictus sournois, un haussement de sourcils, un rien qui pourrait trahir l'individu à ses trousses. Un soupçon de folie était enfoui au fond de chaque être, l'homme le savait bien. Cette angoisse le maintint éveillé jusqu'à l'aube. Il tomba alors d'épuisement, abaissant sa garde pour se laisser glisser dans les bras accueillants de Morphée.

Il fut tiré des songes par l'éblouissant soleil de midi. Il maudissait son imprudence, il était vulnérable une fois assoupi. Sentant qu'il avait déjà passé trop de temps à découvert, l'homme prit ses maigres bagages et sortit au premier arrêt. Il se retrouva alors seul au milieu d'une rue bondée, sans repères, sans carte, dans une ville dont il ne connaissait point le nom. Mais il en avait l'habitude. Il se mit en route sans tarder, devant à tout prix se fondre dans la masse. Il se laissa aller dans le flot humain, l'élan de la foule dictant sa voie. Il finit par aboutir devant un petit hôtel miteux, délabré. Même le plus nécessiteux des mendiants n'y trouverait guère refuge. Mais l'homme y entra sans broncher. Il réserva sans nom, sans adresse, sans numéro de téléphone. Un simple hochement de tête et quelques billets suffirent et il se retrouva dans une minuscule chambre pour la nuit. Il s'affala sur le lit simplet, testant l'inconfort du matelas.

Les minutes passèrent et il finit par sortir de sa poche un mince carnet de cuir, les pages jaunies par le temps. Ce livret se trouvait malheureusement à être ce que l'homme avait de plus précieux. Il tourna délicatement les feuilles abîmées, observant le visage de la femme qu'il avait tant aimée, tant chérie. Des années de bonheur furent partagées à ses côtés. Depuis, son image ne cessait de le hanter. Malgré tout, il n'avait point de remords. L'individu qui le poursuivait aurait fini par avoir la peau de la charmante demoiselle. L'homme tua de cette manière les heures, une larme nostalgique roulant sur sa joue. La nostalgie de l'insouciance dont il ne pouvait plus se permettre. La nostalgie de la légèreté. La nostalgie de l'amour.

Ses rêveries furent interrompues par un son distinct. On frappait à la porte avec fermeté. L'homme en resta perplexe. L'heure était bien trop tardive pour qu'il s'agisse d'un client égaré. Le service aux chambres, s'il y en avait bien un, ne passerait que dans plusieurs heures. Il sauta aux conclusions. L'individu à l'origine du bruit savait où il se trouvait. Il était venu pour lui. L'homme fut pris d'une panique soudaine. Frénétiquement, il se mit à chercher une issue. La fenêtre ne pouvait s'ouvrir, la pièce ne possédait qu'une entrée. Il dut se rendre à l'évidence qu'il était pris au piège entre ces murs. La tapisserie de cette chambre de piètre qualité deviendrait son linceul. L'homme sentait son cœur se tordre, sa respiration devenir haletante, laborieuse. L'individu avait sûrement empli la chambre d'un gaz toxique. Peut-être qu'il ne s'agissait que de l'effroi grandissant de l'homme, mais cela n'avait aucune importance, car il s'en moquait. Son esprit était obnubilé par les intentions malveillantes de la personne derrière la porte qui cognait toujours avec frénésie. Elle s'acharnait, répétant sans cesse que l'homme devait fournir une pièce d'identité valable pour conserver la location de son piteux logement. Ce dernier ne comprenait guère le sens des paroles prononcées par l'individu, car les pires scénarios auxquels il pouvait songer traversaient son esprit au même moment, le faisant divaguer. Des scènes de torture lui apparurent. Chaque objet de la chambre lui apparaissait désormais comme une arme potentielle, utilisable contre lui. Il devait trouver une échappatoire, et ce, dans les plus brefs délais. Il rassembla ses effets personnels prestement, il ne possédait presque rien. Il entendait un cliquetis métallique provenant de l'extérieur. L'individu tentait probablement de forcer le verrou. Il était impensable qu'il s'agisse d'un double légal des clés. La personne du corridor ne cessait de proférer des menaces à l'égard de l'homme. La même phrase était répétée en boucle, tel un mantra, lui intimant de sortir ou la sécurité serait appelée afin de vérifier son identité. L'homme ne put s'empêcher d'esquisser un léger sourire. Il avait abandonné son identité depuis longtemps, vivant avec les ombres. Il avait perdu la personne qu'il était depuis des lustres, dédiant sa vie à la fuite. Échouer n'était plus une option après tant d'années en cavale.

Le cliquetis cessa brusquement. L'homme était prêt. Lorsqu'il vit la lumière âcre du corridor par l'entrebâillement de la porte, il s'élança. Profitant de l'effet de surprise provoqué par son agitation soudaine, il bouscula brutalement l'individu, un jeune garçon frêle, et se jeta hors de la pièce. Le jeune garçon, ne semblant pas s'être attendu au moindre geste de protestation de la part du locataire, resta cloué au sol tandis que l'homme atteignait la cage d'escalier au bout du couloir. Il dévala les marches, frôlant la chute à de nombreuses reprises, et termina sa course à l'extérieur du bâtiment. Il fut alors contraint de s'arrêter. Deux véhicules de patrouille étaient garés près de la route. Quelques policiers se tenaient là, menottes à la main. L'homme se douta qu'ils venaient pour l'individu. Il remarqua qu'ils semblaient escorter une femme vêtue d'une blouse blanche. Lorsque l'homme leur annonça qu'il avait neutralisé le criminel, l'ambiance changea brusquement. Les hommes de loi sortirent leurs armes de service, hostiles. Cela laissa l'homme dans la confusion la plus totale. Quant à la femme, elle lui disait qu'il n'y avait aucun criminel aux alentours et que, pour son bien, les officiers devaient l'amener. L'homme troublé prit conscience de sa situation en apercevant des liens de contention, dissimulés à l'écart.

Ces gens ne le prenaient pas au sérieux. Personne ne semblait le faire. La folie enfouie en eux avait pris le contrôle de l'humain, forçant la raison à rester tapis dans l'ombre. Aucun ne voyait le monde avec les yeux de l'homme. Ce monde empli de haine où il avait vu le jour. L'individu avait essayé de mettre fin à chaque seconde de son existence. L'homme avait appris à vivre comme une ombre. Il dut abandonner la femme qui faisait battre son contre, la mère qui le chérissait, le frère à qui il tenait. Alors qu'une nouvelle perle d'eau salée prenait naissance au coin de sa paupière, il glissa lentement la main dans sa poche. Il effleura du bout des doigts le livret de ses souvenirs. La larme solitaire rejoignit sa joue. Il finit par sentir un objet froid, métallique. Il le sortit promptement de sa poche et sans réfléchir, appuya sur la détente. La balle vint se loger dans la poitrine d'un des deux officiers.

L'homme savait qu'il n'éprouverait aucun remords suite à son geste. Car si ce n'était pas le sang de ces gens qui coulait, ce serait le sien.

FrénésieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant