24 juin 1944, environ 8 500 mètres au dessus du nord de la France.
Malgré mon épais blouson de cuir rembourré, le froid de l'altitude me gèle jusqu'aux os. Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Dos à moi, mon coéquipier tiens fermement sa mitrailleuse, regardant attentivement par l'une des ouvertures rectangulaires de part et d'autre de la carlingue de l'appareil où sont posées nos armes respectives. Il porte le même accoutrement que moi. Une tenue de cuir, un masque à oxygène pour pouvoir respirer à cette altitude, et d'étranges lunettes rectangulaires. J'aurait bien du mal à dire qui il est. Je me retourne et reste silencieux. Je reste silencieux pour deux raisons. Tout d'abord car je suis époustouflé. Moi qui en 24 ans d'existence n'était jamais sortit de ma ville natale au fond du Texas, moi qui en 24 ans d'existence avait à peine entendu parler du reste du monde, en quelques mois, je me retrouve plusieurs kilomètres au dessus d'un pays étranger, dans le ventre d'un monstre d'acier vrombissant. La seconde raison de mon silence est le bruit. L'air est rempli de ce bruit. Un hurlement d'enfer qui rend toute parole inutile. L'air ambiant est secoué du rugissement des 1 164 moteurs à explosion des 291 appareils de type B-17 de la formation. Loin en dessous, je regarde d'un œil morne la campagne française défiler. Là-bas, le sol doit vibrer avec notre passage. Soudain, des explosions retentissent, à peine audibles sous le bruit écrasant des moteurs. Je tourne la tête. Devant nous, un mur de feu se déchaine. C'est la FLaK allemande. Imperturbable, l'escadrille de monstres volant continue de voler droit dessus, nous emportant à leur bord. Soudain, l'appareil en face de moi, à la droite du notre vacille. Son aile gauche est tranchée en deux et son moteur s'embrase. Privé de son équilibre, il entame un plongeon en tournoyant sur lui-même dans un bruit de moteur qui s'emballe en trainant derrière lui le feu et la fumée de dix enfers. Là où il se situait, un BF -109 troue la formation dans la hauteur, dans un bruit de moteur assourdissant. Il me surprend et me réveille. J'agrippe ma mitrailleuse mais le temps que je l'aligne , il est hors de mon champs de tir. Derrière moi, l'autre waist gunner de notre appareil ouvre le feu. Le BF-109 revient à la charge par le coté. Je l'aligne et tire une rafale, puis deux, puis un feu continu. Les balles sifflent, les coups de feu claquent. Rien à faire rien ne le touche. Ce maudit oiseau de ferraille est plus agile qu'il n'en à l'air. Il arrive à portée et ouvre le feu et dégage pour ne pas nous emboutir. La carlingue de notre bombardier se pare soudain de mille petits trous. Derrière moi, le sang tiède de l'autre mitrailleur haché par la rafale me coule dans le dos. En face, un avion se désintègre en recevant un obus dans la soute à bombes, qui explosent elles aussi. Mon meilleur ami était dans cet appareil. Plus loin, un allemand entre en collision avec un des bombardiers et les deux carcasses inextricablement emmêlées par la violence du choc entament ensemble une vertigineuse chute de huit kilomètres de haut. Je réarme ma mitrailleuse. Il me semble distinguer le bruit du moteur de l'avion allemand revenant pour nous. Ce bruit semble être la cloche qui sonne ma dernière heure. Ce bruit semble être le grand cri de la soif de sang de l'homme, guerrier belliqueux depuis l'aube de l'humanité. Soit qu'elle vienne la machine d'acier volante. Qu'il vienne l'ennemi. Je l'attend. Je mourrai sans doute, mais il mourra sûrement. Je l'aperçoit alors, surgissant du panache de fumée d'un avion américain en perdition. Il vient droit vers nous. Une nouvelle fois il va tenter de couper la queue de notre avion avec ses canons. Et il y arrivera. Je le sais. Je le sens. Il se rapproche. Chaque seconde me parait une éternité. Je le vois, ce sale bâtard d'en face. Il ressemble à s'y méprendre à mon collègue qui repose à l'état de viande froide sur le sol métallique de la carlingue. Il ressemble à s'y méprendre à n'importe quel homme d'équipage de bombardier. Il ressemble à s'y méprendre à...moi. Je presse la détente et tout s'accélère. Sa verrière se pulvérise en des milliers d'éclats, son impeccable tenue de vol se retrouve en guenille, tandis que ce qu'il reste de son cadavre déchiqueté par ma rafale se baigne dans son propre sang. Son avion, emporté par sa vitesse percute le notre à toute allure. Je me retrouve déchiqueté par l'hélice emballée du BF- 109.
Comme beaucoup d'autres, je suis mort ce jour là.
Comme beaucoup d'autres, notre appareil est allé s'écraser au sol dans une nuée de flammes ce jour là.