VII Matricide

35 5 4
                                    


-Tu veux du sucre dans ta tisane ?


Alma ne répondit pas, occupée à fouiller parmi ses disques. Elle était persuadée de l'avoir dans sa collection...


-Youhou, chérie ?


Elle redressa la tête, pour s'apercevoir que la boîte qu'elle cherchait se trouvait déjà à côté du lecteur-CD. Elle ne se souvenait que maintenant qu'elle l'avait déjà mis de côté.

-Non merci, » finit-elle par répondre, « j'ai décidé de limiter ma consommation de glucides en ce moment...


-Comme tu voudras !

Sa mère sortit de la cuisine, portant un plateau aux tasses fumantes. Elle posa ce dernier sur la table basse, et s'assit sur le canapé défoncé en souriant.

-Faut admettre que ton appartement a un charme... particulier, aha.

Alma attendit d'être installée à ses côtés pour rétorquer :

-Ecoute, à partir du moment où je ne suis plus obligée de subir ta présence et celle de papa, je me considère comme chanceuse... et puis de toutes manières, tu ne passeras qu'une nuit ici.

Elles partagèrent un rire amusé, alors que les accents bien connus des violons de Vivaldi s'échappèrent des enceintes.

-Tiens, » s'étonna sa mère, « je ne savais pas que tu avais des goûts si raffinés, ... je te croyais plutôt métalleuse.

Tandis qu'elle s'esclaffait face à sa propre blague, Alma leva les yeux au ciel, faisant mine d'être agacée.

-Tu comptes me la sortir à chaque fois qu'on se revoit, ou bien ?...

-En fait, je prévoyais de te la répéter jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Cette fois-ci, elles éclatèrent franchement de rire. Le studio d'Alma avait beau être de modestes proportions, il offrait tout le confort dont les deux femmes avaient besoin pour pouvoir passer la soirée à discuter. Il était constitué d'une unique pièce à vivre, étroite, qui accueillait un lit en clic-clac. Celui-ci serait suffisamment grand pour qu'elles puissent toutes les deux y passer la nuit, et pour l'instant, il avait pris la forme d'un canapé. À cela s'ajoutaient une table vitrée ainsi qu'une bibliothèque en formica, pleine à craquer de comics et de CD. Sur le sol était étalé un vieux tapis vert à rayures bleues, et les murs étaient couverts de photos et de posters en tous genres. Derrière la porte d'entrée, dans le coin du mur, une haute penderie était coincée. Le reste de l'appartement consistait en une minuscule cabine de douche, ainsi que d'une cuisine de taille décente, dont l'unique fenêtre donnait sur la cour de l'immeuble. À l'origine, cette chambre n'était qu'une des pièces constituant autrefois un appartement bien plus grand. Mais devant le filon que représentaient les étudiants en recherche de logement, le propriétaire avaient eu l'ingénieuse idée de diviser tous ses studios en deux. Ainsi, Alma s'était retrouvée au septième étage d'un immeuble dénué d'ascenseur, et dont l'ancienneté commençait à se faire sentir. Pendant trois ans, elle s'en était accommodée. Mais à présent, elle avait vraiment hâte de pouvoir emménager chez Miguel. Elle étendit la main pour saisir sa tasse, et la porta contre elle en s'asseyant en tailleur. Ses bagues tintèrent joyeusement contre la porcelaine ; une de ses mélodies favorites.

-Sinon, » demanda-t-elle après avoir soufflé légèrement sur sa boisson, « à quelle heure est-ce que l'on doit se retrouver avec papa demain ?

-Un peu avant midi, répondit sa mère en attrapant son mug à son tour. Devant le regard interrogateur d'Alma, elle précisa :

-Et puisque je te dis que tout va bien se passer...

-T'es sûre de ça ? Est-ce que je dois te rappeler ce qu'il a dit quand il a appris que j'ai raté mon diplôme ?

Sa mère secoua doucement la tête tout en soufflant sur sa tisane.

-Et il a regretté ses paroles..., » répondit-elle calmement, « tu connais ton père, il a tendance à s'inquiéter facilement... surtout quand l'avenir de sa fille unique est en jeu.

Alma ne répondit pas, pensive.Trois mois auparavant, elle avait échoué à son examen de fin d'année ; cette dernière étape lui aurait permis de se lancer dans la vie active, et de commencer une carrière dans le droit. Au lieu de cela, elle avait pris la décision de faire table rase et de se lancer dans un domaine qui la passionnait réellement : la mécanique. Cela s'était annoncé laborieux, mais par miracle, un de ses cousins était parvenu à la mettre en contact avec un mécanicien, également latino. Si sa mère s'était montrée compréhensive, ça n'avait pas été le cas de son père. Celui-ci avait fortement exprimé son mécontentement : avec un tel métier, les risques qu'elle dévoile ses pouvoirs par accident étaient accrus. Sans parler de l'environnement dans lequel elle allait se trouver, assez hostile pour une jeune femme (d'autant plus pour une fille d'émigrés Hondurais).Comme toujours, sa mère était parvenue à détendre la situation. Mais le problème de fond restait présent : s'il le pouvait, son père enfermerait Alma dans un bunker pour la protéger intégralement du monde extérieur. Elle, ou bien sa mère. Alma ignorait laquelle des deux pâtissait le plus de sa surprotection.

-Justement, » reprit-elle, « il serait temps qu'il se calme un peu... je crois que le monde est moitié moins dangereux qu'il le pense.

À ces mots, sa mère prit un air peiné.

-Tu ne connais pas les épreuves par lesquelles ton père est passé étant enfant... et tu ne sais pas non plus ce à quoi il fait face dans son travail, donc tu ferais mieux de te montrer plus clémente envers lui... et puis, pour une princesse en captivité, je trouve que tu te débrouilles plutôt bien !

Elle avait prononcé cette dernière phrase d'un ton jovial, lui adressant un clin d'œil. Alma sourit : elle avait raison. Si elle mettait de côté la relation difficile qu'elle entretenait avec son père, le reste de son existence se déroulait paisiblement. Son déménagement prochain coïncidait avec le début de son travail. Elle allait pouvoir vivre de sa passion, et partager cela avec une personne qui comptait pour elle. En définitive, sa mère était dans le vrai : elle aurait pu se trouver bien plus malheureuse.

-À propos, » dit-elle, « tu penses que ce sera le bon moment pour prévenir papa concernant Miguel ?

Sa mère eut un ricanement léger en réponse.

-On a fait tout ce chemin depuis Langley pour passer un moment privilégié avec toi... ton père a même pris la peine de réserver une table dans un restaurant autre qu'un buffet à volonté... je ne pense pas que tu auras de plus belles occasions pour lui en parler.

Alma eut un rire gêné. Sa mère avait toujours raison, c'était un de ses dons les plus précieux. Mais elle avait quand même la tentation de repousser une fois de plus l'annonce de sa décision d'emménager avec son copain. Non seulement son père ne l'appréciait pas (le contraire l'aurait étonnée), mais elle souhaitait éviter qu'il fasse une scène au restaurant.Sa mère finit par se rendre compte de son dilemme intérieur. Elle posa son mug sur la table, et s'évertua à adopter une pose rassurante.

-Finalement, vous vous ressemblez pas mal tous les deux », dit-elle d'un air moqueur, « toujours à imaginer le pire des scénarios !

Alma esquissa un sourire, et porta la tasse à ses lèvres. Effectivement, se détendre lui ferait le plus grand bien... Il n'y avait aucune raison pour qu'elle s'inquiète à ce point.

Eximius : Crâne d'ébèneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant