Alma décroisa les jambes, à la recherche d'une position plus confortable. Elle grimaça : les fourmis avaient complètement envahi ses muscles crispés. Cela devait au moins faire une heure qu'elle n'avait pas bougé. Elle reporta son attention à l'extérieur, soupira. Le paysage, monotone, consistait en d'immenses champs labourés entrecoupés de bosquets. Le jour était sur le point de disparaître, laissant derrière lui des traces sanglantes. Les quelques nuages qui se déplaçaient à l'horizon étaient soulignés de tons pourpres, reflétant les traces d'une bataille imaginaire.
Faisant écho à celle qui se déroulait dans son cœur, bien réelle.
-Je sais que ça peut te paraître stupide, mais sache que parler te ferait du bien...
Alma tourna la tête vers David, distraite.
Celui-ci avait le regard fixé sur la route, absorbé par sa conduite. Il avait les sourcils froncés, apparemment soucieux.
-Je sais ce que ça fait, » poursuivit-il, « moi aussi je suis passé par là...
Il lui jeta un coup d'œil, hésitant. Alma ne répondit rien.
Elle se sentait creuse, vidée de ses forces. Jusque-là, si elle était parvenue à ne pas sombrer dans le désespoir et à garder les idées claires, c'était grâce au but qu'elle s'était donné. Rejoindre à tous prix Wilfried. Cet objectif l'avait guidée durant son périple, comme une bonne étoile. En s'efforçant de rejoindre Chicago, elle était parvenue à donner une occupation à ses pensées. À les éloigner du gouffre béant qui les menaçait.
Mais maintenant que tout s'était de nouveau écroulé, elle était obligée de faire face à la réalité.
Regarde ce que tu as fait, Alma.
Les mots de son père l'avaient transpercée. Il avait raison.
-Je suis une meurtrière, David », dit-elle d'une voix neutre, « j'ai tué ma mère, et mon copain est mort par ma faute. Je doute que tu aies une expérience vraiment similaire.
Il s'assombrit.
-Ma famille est morte sous mes yeux... c'est vrai que ce n'est pas la même chose que toi, mais...
-Alors ne cherche pas à comparer s'il-te-plaît, » le coupa-t-elle doucement.
David se tut, la mâchoire crispée, visiblement embarrassé.
Alma s'aperçut qu'elle avait été trop sèche. Et bien qu'elle eût de la peine pour lui, elle n'en éprouva aucun regret. Elle comprenait que David mettrait tout en œuvre pour lui venir en aide... Mais son soutien ne sera jamais suffisant. En dépit de l'altruisme dont il faisait preuve, jamais il ne parviendrait à la sortir de son enfer.
Personne n'y parviendrait.
Sans compter que, ces derniers temps, les gens qui se souciaient d'elle avaient tendance à mal finir ... Si elle pouvait éviter que cela n'arrive à quelqu'un d'aussi généreux que lui, ... D'ailleurs, qu'allait-il devenir exactement ?
-Qu'est-ce qu'on va faire quand on sera arrivés à Pierre ?
David paru soulagé par sa question.
-Je ne sais pas vraiment, » répondit-il, « il faudra que l'on entre en contact avec ces fameux Greenarms... Wilfried m'a transmis leur adresse, il suffira de les retrouver...
Il soupira, passa une main dans ses cheveux.
-J'avoue que je ne connais pas trop cette ville... j'ai déjà été dans la région, mais c'était il y a assez longtemps...
-Et il s'agit de qui précisément ? demanda-t-elle sans relever ses propos.
-Des frères jumeaux qui sont également dotés de pouvoirs, si on en croit les papiers de Wilfried. Ils vivent avec un autre de leurs frères, et on dirait qu'ils ont une vie familiale assez compliquée...
-Pourquoi est-ce qu'on va les voir précisément ?
David haussa les épaules.
-Ton pote n'a pas été très clair là-dessus. Il m'a simplement dit qu'on pouvait compter sur eux... peut être qu'ils pourront te protéger de ton père... j'en sais rien...
-Et si jamais Wilfried se trompe ? S'il n'y avait personne à Pierre ? Ou s'ils ne voulaient pas de moi ?
Elle l'avait coupé une fois de plus, la voix légèrement tremblante. Sans s'en rendre compte, elle avait laissé l'émotion s'installer. Le barrage était de nouveau en train de céder. David paru s'en apercevoir.
-Eh, » lança-t-il d'une voix qu'il voulait réconfortante, « tu ne vas pas craquer maintenant... tu verras, tout va s'arranger...
Alma ne put pas répondre, la gorge nouée. Elle avait déjà versé toutes ses larmes au courant de la soirée. Ses yeux étaient désormais secs, ce qui ne facilitait pas les choses.
-Tu ne sais pas ce que tu dis, » répliqua-t-elle sur un ton irrité, « tu n'as pas la moindre idée de ce que ce qui va se passer ensuite.
-Pas tout à fait, » reprit-il sans se laisser démener, « j'ai eu un aperçu de tes capacités... et faut dire que t'es plutôt badass. En plus, dis-moi si je me trompe, mais jusque-là, tu es parvenue toute seule à éviter de te faire chopper par ton père, non ?
Alma hocha sensiblement la tête.
-C'est vrai, ... marmonna-t-elle.
-D'ailleurs, comment t'as fait ça précisément ? », demanda-t-il d'un air devenu enjoué.
Alma prit un temps pour réfléchir : cela lui semblait déjà si loin...
-C'est simple : il m'a droguée et m'as enfermée dans la cale d'un avion. Je me suis réveillée juste avant le décollage, et des gars sont venus pour m'anesthésier de nouveau... y'en avait un qui avait oublié de retirer sa montre chromée...
Elle eut un petit rire.
-Bah voilà ! » s'exclama David, « ça, plus tout ce que je t'ai vue faire hier soir, ça prouve que t'es vraiment balèze ! Y'a pas de raison pour que ton père te rattrape si facilement, et y'a pas de raisons pour que tu sois incapable d'arranger les choses par la suite... en plus de ça, tu t'apprêtes à rencontrer des gens aussi sensationnels que toi... plus personne n'osera te faire chier.
Surprise, elle tourna la tête vers lui. David n'avait toujours pas quitté les yeux de la route. Cependant, il affichait à présent un sourire confiant, sincère. Il croyait à ce qu'il disait. De nouveau, Alma sentit sa gorge se contracter. Mais cette fois-ci, c'était à cause d'une autre catégorie d'émotion : elle ne méritait absolument pas sa présence...
-À propos, » demanda-t-elle tout à coup, « qu'est-ce que tu vas faire toi ?
Son sourire s'effaça.
-Ce que j'avais prévu de faire depuis ce matin : rentrer chez moi après m'être assuré que tu ailles bien...
-Et qu'est-ce que tu vas faire là-bas, hein ? » rétorqua-t-elle, « y'a rien qui t'attends à Cleveland... tu perds ton temps avec ce foutu centre commercial...
David grimaça.
-Qu'est-ce que tu me proposerais de faire alors ? Commencer un tour du monde en vélo ? » demanda-t-il sur un ton moqueur.
Alma s'était dressée sur son siège, ayant subitement retrouvé toute son énergie. Elle se sentait emportée par une soudaine vague d'enthousiasme.
-Pourquoi est-ce que tu ne resterais pas avec nous ? » lança-t-elle joyeusement, « hein ? Avec des gens qui te ressemblent, qui te comprennent, même ! Au lieu d'aller te faire exploiter par d'autres jusqu'à la fin de tes jours... qui sait, peut-être même pour l'éternité... ça se voit que t'aimes venir en aide aux gens, ... alors pourquoi ne pas le faire pour de vrai ? Avec tes réelles capacités ? ...
Cette fois-ci, David semblait profondément plongé dans ses pensées. Ses yeux noirs fixaient l'asphalte sans ciller.
Alma considéra cela comme étant un encouragement à poursuivre :
-Et en plus, tu ne seras plus obligé de te cacher...
-Je regrette, mais je ne peux pas.
Il avait parlé d'une voix douce, triste.
Alma fit la moue.
-Comment ça ? ...
-Je ne peux pas, » reprit-il, « tout simplement parce que non, tu n'es pas comme moi. J'ai cent-cinquante ans, Alma. Pendant tout ce temps, jamais je n'ai été malade, jamais je n'ai dû être soigné, et jamais je n'ai été en danger de mort.
Il était devenu mélancolique. L'excitation d'Alma se refroidit.
-Je ne sais pas du tout combien de temps je dois encore vivre de cette manière, » reprit-il, « tout ce que je sais, c'est que je resterai seul. Je ne peux plus m'attacher à des personnes qui finiront tôt ou tard par disparaître. Tu ne peux pas exiger ça de moi, je suis désolé.
À présent, elle considérait David calmement, attentive. Elle se sentait navrée pour lui.
Après tout, peut être que le mode de vie qu'il avait choisi était le plus adéquat à sa nature : venir discrètement en aide aux gens, sans s'attacher à quiconque. Vivre plusieurs vies consécutives au lieu d'une seule... ça, plutôt que de devoir survivre à tous les êtres qui lui seraient chers. Le choix était difficile à faire.
-Tu es sûr que tu ne voudrais pas rester un peu avec nous ? ... » se risqua-t-elle, « tout à l'heure tu semblais partant pour garder contact avec Wilfried et moi...
-... et j'ai eu un moment d'égarement, » rétorqua-t-il, « crois-moi, il vaut mieux que les choses se déroulent comme ça.
Il avait été catégorique.
Alma soupira. Vouloir venir en aide aux autres, tout en insistant pour garder ses distances... c'était une attitude pour le moins mélodramatique. David était mieux adapté pour être un personnage de fiction plutôt qu'un individu en chair et en os.
⸭
-J'ai besoin qu'on s'arrête.
David sursauta légèrement. Cela faisait bientôt deux heures qu'aucun des deux n'avait soufflé un mot. Après avoir allumé la radio, Alma avait mangé le reste des chips aux crevettes, et avait fini par s'endormir, lui permettant de se concentrer totalement à la route. À présent, il était prés de minuit, et ils ne se trouvaient pas loin de la frontière entre le Dakota et le Minnesota. Le trafic était fluide, principalement composé de camions.
David se râcla la gorge.
-Courage, on a fait le plus gros du travail... il ne nous reste plus que quatre heures.
-C'est pas ça, » dit-elle en se redressant, « j'ai vraiment besoin qu'on s'arrête.
Étonné, il tourna la tête vers elle : Alma le regardait de manière insistante. Il ne comprenait toujours pas...
-Je te signale que j'ai toujours mes règles, » dit-elle sur un ton agacé, « et qu'il va falloir absolument que je me trouve des serviettes.
-Oh.
David sentit ses oreilles s'embraser instantanément. Quel idiot... il avait complètement oublié.
-On peut s'arrêter à Worthington, » bredouilla-t-il, « c'est dans quelques kilomètres... il doit certainement y avoir une aire de repos, ou quelque chose...
-Des toilettes, ce serait bien pour commencer.
-D'accord, pas de soucis.
Il n'avait que très peu de connaissances dans ce domaine-là.
Non pas que cela le répugnait, mais de manière générale, il ne fréquentait pas de femmes. Pour lui, les règles faisaient partie des choses situées en dehors de sa capacité de compréhension (non seulement en tant qu'homme, mais également en tant que personne invulnérable).
Ce qui expliquait pourquoi il se sentait totalement inutile et stupide à cet instant-là.
Heureusement, un panneau de signalisation entra dans le champ de lumière de ses feux, indiquant la sortie vers Worthington. Soulagé, il se rabattit sur la droite, prêt à quitter l'autoroute.
⸭-Essaye de te faire discrète, » suggéra-t-il en claquant sa portière, « c'est pas l'endroit le mieux coté qui existe...
Alma hocha la tête, et s'avança vers la bâtisse en s'évertuant d'adopter une démarche à peu près normale.
Elle aurait dû lui faire signe bien avant. En restant toujours dans la même position, elle ne s'était pas aperçue qu'elle aurait dû changer de protection depuis longtemps. Et puis, elle avait eu l'esprit assez occupé... Maintenant, elle espérait pouvoir trouver ce dont elle avait besoin : des toilettes propres, et des serviettes neuves.
Et à première vue, ce n'était pas gagné : l'endroit où ils s'étaient arrêtés n'inspirait effectivement pas confiance. Quelques poids lourds garés sur un parking boueux, un bâtiment plat et sombre surligné de néons jaunes. Au-dessus du toit, elle pouvait distinguer d'épais branchages, indiquant la présence d'un sombre bosquet. Une pluie fine et compacte tombait du ciel, achevant de rendre l'endroit sinistre.
En s'approchant du petit escalier qui menait à l'entrée, Alma perçu le grésillement puissant qu'émettaient les néons ; « Golden Harvest », affichait le plus gros. Elle soupira : ça puait le beauf à plein nez...
Et ses craintes se confirmèrent quand David ouvrit la porte vitrée. Ils furent accueillis à la fois par une bouffée de sueur et d'alcool, ainsi que par une salve de country crépitante.
La salle qui s'offrait à eux était étendue et basse, noyée dans une lumière tamisée. Elle était parsemée de petites tables rondes, et le bar à proprement parler se situait juste en face de l'entrée. Au fond, Alma apercevait les clignotements de machines à sous, ainsi qu'une longue table de billard autour de laquelle s'étaient rassemblées quelques personnes. Seule une poignée de clients étaient présents, assis seuls où en petits groupes. Il n'y avait qu'une femme de présente, assise sur les genoux d'un homme. Alma n'eut pas à l'observer longtemps pour comprendre qu'elle n'était pas une camionneuse.
Dans le bruit ambiant, personne ne semblait les avoir remarqués, en dehors d'un homme assis au bar ; perché en haut de sa chaise, il s'était tourné vers eux, et les regardé d'un air intrigué. L'attention d'Alma fut portée sur ses cheveux : il possédait des dreadlocks incroyablement longues, d'un noir profond. Elles atteignaient sa ceinture, et se confondaient avec les loques qui lui servaient de vêtement. Tout à coup, il lui accorda un sourire moqueur, découvrant des dents complètement noires. Prise de dégoût, elle détourna le regard et se rapprocha de David.
Il la mena jusqu'aux toilettes, qui se situaient sur un des côtés de la salle. Là, il la laissa entrer dans la partie réservée aux femmes, et se posta près de la porte.
-Si tu as le moindre problème, n'hésite pas à m'appeler, lui dit-il.
Alma ne répondit pas, et jeta un coup d'œil suspect autour d'elle : à sa surprise, l'endroit était relativement propre, bien que poussiéreux. Cela devait s'expliquer par le peu d'affluence féminine...
Elle lâcha un soupir de soulagement : il y avait même un petit distributeur automatique, qui entre les préservatifs et les brosses à dent jetables, proposait des serviettes hygiéniques. C'était un véritable miracle.
Elle retourna vers David :
-Tu pourrais me passer cinq dollars s'il-te-plaît ?...
Il ne réagit pas, le dos tourné. Elle comprit aussitôt que quelque chose n'allait pas.
-David ?...
Toujours sans lui faire face, il passa la main dans sa poche, et lui tendit un billet de cinq dollars chiffonné, ainsi que les clés de la voiture. Avant qu'elle ne puisse poser la moindre question, il ordonna à voix basse.
-Écoute moi très attentivement Alma... je vais devoir te laisser pendant un moment. Toi, tu fais ce que tu as à faire, et après être sortie des toilettes, tu fais comme si on ne se connaissait pas. Tu vas directement dans la voiture, et tu m'attends là-bas tout en continuant d'être discrète... Compris ?
Elle lança un « oui » nerveux, sentant la chair de poule la couvrir.
-Ne t'inquiète pas, » dit-il, « je ne tarderai pas à te rejoindre... maintenant, va.
⸭
Tout en s'avançant parmi les tables, David sentait que son cœur allait s'échapper de sa poitrine.
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Eximius : Crâne d'ébène
ParanormalÉtats-Unis, milieu des années quatre-vingt-dix. David est un jeune agent de sécurité, tout juste embauché dans un centre-commercial situé à Cleveland. Il aspire à mener une existence discrète et tranquille, dénuée de tout tracas. Cependant, il s...