Histoire 6: Au cinéma

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- A lire en écoutant Easy by Son Lux -

Au Cinéma

      Aujourd'hui, le temps est doux, parfait pour les sorties solitaires.

Se balader en ville, s'arrêter à un bistrot, commander un Perrier tranche, s'installer en terrasse, vivre l'instant, respirer le vent, arrêter le temps. Payer, s'en aller, marcher.

Enfin, mon moment de bonheur, le cinéma. En particulier les cinémas d'arts et d'essais. Les cinémas de petites salles, les cinémas aux heures vides.

Lieu d'obscurité, où même lorsqu'il y a du monde, on se sent seul. Seul dans la salle, seul dans son univers, seul.

Lieu de découverte, d'expression de sentiments, d'envie, d'amour, de tristesse, de rage. Le cinéma en défouloir.

Lieu énigmatique, où ce noir nous plonge tout d'un coup dans l'inconnu, dans l'attente d'une lumière, d'un écran, d'une image. Ce moment de première action, de première scène, de premier sentiment, d'avant goût du film.

Je choisis toujours les films au hasard. Surprise, étonnée, tomber des nues ou être déçue.

      Aujourd'hui, j'ai malencontreusement choisi un film étranger, en hollandais. Mauvaise idée. Malgré cette belle affiche, qui m'a attirée, je ne vais pas pouvoir apprécier le film à sa juste valeur. C'est aussi tout le problème du hasard.

Évidement, j'ai aussi choisi la séance sans sous-titrage, se qui souligne mon mécontentement le plus profond.

Après le premier quart d'heure, un ennui abyssal me prend. En dépit de ce langage incompréhensible, les images sont très belles, marquantes, choquantes. On nous présente des paysages fleuris, une campagne pauvre, des personnages abattus, je pense dû à cette réalité miséreuse que nous montre les décors. Une ambiance cafardeuse couverte d'une langue méconnue.

Je m'enfonce lentement dans mon siège. Je ferme les yeux. Je n'arrive pas non plus à m'endormir. Je vais devoir subir cette épreuve de 2h30 : attendre.

Je regarde derrière moi, un, deux, trois, quatre. Je regarde devant moi, un. Je regarde à ma droite, un, deux. A ma gauche, un. Ils sont quand même huit à parler hollandais. Enfin, seulement s'ils n'appliquent pas la technique du hasard.

Je regarde l'homme à ma droite. La seule autre personne de ma rangée. A son tour, il porte son regard vers moi.

Dans cette obscurité, je distingue seulement ses yeux, grâce au peu d'éclairage qu'apporte film. Deux yeux qui me semblent clairs.

J'ai l'impression que nous sommes tous les deux perdus, noyés dans ce flot de mots étrangers aux syllabes exotiques, aux accents voyageurs.

Nous nous regardons toujours, sans gêne, comme protégés par cet anonymat que nous offre cette salle. Cette noirceur, seulement relevée d'une fine ligne de lumière, d'un écran projetant mille couleurs et d'une lanterne verte « issue de secours ».

Alors, il fait une sorte de geste, faisant naviguer sa main de lui à moi. J'acquiesce mais ne comprend pas le symbole de ce mouvement.

Il se lève, je le regarde, il me regarde, il avance, je le regarde, il me regarde, il rattrape notre distance, je le regarde, il me regarde, il s'arrête, je le regarde, il regarde le siège à côté du mien, il l'ouvre, s'y assoit, je le regarde, il me regarde.

Je peux alors distinguer son visage, sa barbe de trois jours, son nez droit, ses cheveux mokas.

Il me sourit, je lui souris.

- Moi non plus je ne comprends pas le hollandais.

Il est seul, je suis seule.

Lorsqu'on est au cinéma, l'obscurité nous crée un univers, où même lorsqu'il y a du monde, on se sent seul dans la salle. Cependant, aujourd'hui, on se sent deux.

FIN

Pourquoi on s'aime ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant