La libération

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La cloche ne sonne pas mais, au simple mouvement de tête du professeur, tout le monde sort et il en est fini de cette journée de cours. Il est temps de passer au moment de la journée qu'elle préfère, celui où elle pourra être elle-même, vraiment vivante, intense et sentimentale. Elle coure presque dans les couloirs, pressée d'arriver dans le lieu de tous les possibles, de tous ses possibles.

Dans la voiture, elle est déjà ailleurs. Elle parle, mais sans être réellement consciente de ce qu'elle dit.

Elle arrive, elle se change. De la tenue insipide de la lycéenne lambda, elle ne garde que le sous pull, préférant sa tenue de cavalière. Le pantalon souple et moulant renforcé à l'entre-jambe pour parer aux frottements de la selle, les chaussettes montantes par-dessus, le manteau imperméable fendu devant comme derrière, tout est fait pour rendre son équitation la plus agréable possible. Elle passe ça comme une seconde peau, avec la sûreté des gestes répétés mille et une fois.

Ce n'est qu'après avoir enfilé l'accessoire final, ses bottes en caoutchouc, barrage à la boue et aux crasses d'un sol foulé des centaines et des centaines de fois par hommes et chevaux, qu'elle se sent enfin libre et changée. Tous les soirs en semaine, elle enlève son masque et redevient elle-même. Les week-ends, elle se réveille déjà libérée de toutes les contraintes qui l'entourent.

*****

Les cours sont enfin terminés! Je commençais à vraiment ne plus en pouvoir! La dernière heure de la journée, l'espagnol, joue le rôle d'un sas de décompression en lequel je me mets à réfléchir à ma séance de l'après-midi. Saut, plat, dressage, cross, travail à pied, tout me va tant que je suis au contact d'un équidé.

Enfin bref, je suis ici, c'est le principal. Pouvoir sortir comme je le veux, sentir la pluie et l'herbe, ressentir les chevaux tout autour de moi. Sortir les étalons, rentrer les poulinières, soigner les poulains, monter les autres, tout cela fait parti de ma vie comme rien d'autre ne pourra jamais y prendre place.

Aujourd'hui, je monte une jument de 9 ans appelée Valrose Bellefontaine. Elle est belle, une grande jument baie bien dans le sang, exactement mon genre de cheval. C'est une fille de l'ancienne jument de concours de mon coach, Funeste de la Lande, une fille de Laudanum, et de Baloubet du Rouet! Une vraie jument de compétition! J'ai vraiment la pression car il ne la prête pas à tout le monde!

Elle est sortie en concours sur des épreuves jusqu'à 140 cm avec la fille de mon coach avant qu'elle n'arrête l'équitation pour ses études. Mais l'année dernière encore, elle était de tous les grand prix ! Alors imaginez, me la passer au travail ! C'est juste génial !

Comme tous les lundis, je prépare mes affaires sur mon chariot avant de me diriger vers le box de ma monture. Comme elle y tient beaucoup, Eloïse (la fille de mon coach), a laissé tout un tas de protections, un amortisseur spécial, un filet anatomique et une bavette exprès pour elle. Ma petite selle en synthétique me paraît vraiment ridicule à côté! C'est annoncé, aujourd'hui, on saute. Comme c'est la première fois que je la monte, j'ai pris mon plus beau tapis, un Horse pilot bleu marine qui lui va à merveille! Une vraie beauté!

À 17:20, dix minutes avant le début du cours, je rejoins mes amis (Hugo, Manon et Lisa, on est la « dream team » !) en carrière. Tous sont émerveillés devant la beauté de la jument. J'aperçois même un mouvement de surprise de la part de Victoire (une petite peste, fille d'un couple richissime et pourrie gâtée. On a essayé d'être gentils avec mais elle nous méprise), qui jusqu'alors montait le meilleur cheval du cours, c'est à dire le sien.

D'un geste souple, je monte dessus et je ressangle. Puis nous commençons à marcher les chevaux en attendant que notre coach arrive. On discute de tout ce qui peut avoir un rapport avec l'équitation et certainement pas des cours. Je ne sais même pas dans quels lycées sont les autres, tant nous sommes différents quand nous sommes ici.

Au bout de deux ou trois minutes, notre coach arrive et nous faisons notre détente individuellement pendant qu'il installe un parcours. Valrose est super. Je n'ai jamais eu un contact aussi moelleux sur la bouche d'un cheval, ni des allures aussi rebondies et confortables à la fois.

Après la détente, vinrent les premiers sauts, un croisillon au trot. Nous avons pris l'habitude de passer toujours dans le même ordre: Victoire, s'appliquant à venir parfaitement (ok c'est une peste mais elle monte super bien!), Hugo, qui nous fait une magnifique georgette dessus (le saut au trot ce n'est pas son truc), Manon, qui évite de justesse un refus mais saute quand même (elle adore déplanter les chevaux, et elle le fait super), Lisa, qui nous fait ça de façon propre, niquelle et appliquée, puis moi. Juste devant la barre, la jument me fait une foulée de galop puis un bon énorme, à tel point que j'ai failli manger la poussière. «Ah oui Hannah, me dit mon coach, accroches-toi parce que ça fait un certain temps qu'elle n'a pas sauté donc elle risque d'être en forme!» D'accord. Il faut vraiment que je me secoue.

La séance continue et on passe sur un vertical puis sur un oxer. Plus l'on saute, plus je m'habitue à ses sauts et mieux ça se passe. Tout le monde s'en sortant à peu près bien aujourd'hui, Eric (notre coach) décide de nous faire enchaîner une fois à 95 cm puis de monter à 105 cm pour ceux qui veulent.

Comme d'habitude, Victoire fait ça parfaitement. Hugo fait une barre sur un double à cause d'un mauvais équilibrage (comme il est à poney il doit pousser pour couvrir la distance mais c'est dur de pousser et de redresser!). Manon saute tout, c'était le but. Elle reste là dessus pour ne pas faire peur à la jument. Puis Lisa passe et enchaîne encore une fois un tour très propre. Elle est vraiment très appliquée.

Voilà mon tour. Nous partons sur le parcours au petit galop, très tranquillement. Tout va bien, la jument saute super et fait tout pour rendre les choses faciles. De mon côté, j'essaie d'être aussi discrète que possible. C'est une jument assez sensible qui n'a besoin que d'une chose: qu'on la laisse faire son travail à l'obstacle.

Nous refaisons tous le tour à 105 cm, sauf Manon, qui prend des photos. Tout se passe bien, Hugo ne refait pas de fautes. Je m'apprête à sortir quand Eric me demande si je veux essayer le tour à 115 cm. À ce moment là, j'ai vraiment confiance en Valrose et je sens qu'elle me fait confiance aussi. Alors je dits oui, même si je n'ai jamais sauté aussi haut en enchaînant.

Je n'ai jamais autant aimé l'obstacle que sur ce tour. Tout était parfait, la jument bondissait et me donnait l'impression de voler! J'avais vraiment l'impression de bien faire, de bien monter, de pouvoir tout sauter. Sur le dernier obstacle, un oxer, elle mit un tel cœur à l'ouvrage que je crus qu'on n'allait jamais retoucher le sol.

Alors que je la félicitais tout en la laissant marcher rênes longues, je vis Eloïse parler avec son père. Et, alors que je m'apprêtais à sortir, ils me regardèrent et commencèrent à nous suivre.

Miss O'ConnorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant