Noir

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Il fait sombre. Cela fait cinq semaines que le volet n'a pas été ouvert. La porte non plus. Cinq longues semaines sans voir personne. Ni homme, ni bête. Cinq longues semaines à supporter l'odeur âcre du fumier qui se décomposait au sol et empestait dans toute l'écurie, allant jusqu'à imprégner ma peau de sa pestilence.

Avant, il y avait à manger. Tous les matins, une petite portion apparaissait. Mais, depuis cinq semaines, rien. Seule la paille sensée nous servir de couche. Et, depuis hier matin, l'eau ne fonctionne plus.

En ce moment, les couleurs orangées émanant des rares interstices entre le bois et le béton indiquent que le soleil se couche. Cela fait donc un jour et demi que je n'ai pas bus. Et à en juger par le froid glacial qui me colle à la peau, il va geler cette nuit. J'ai froid, très froid, trop froid.

Je sais pertinemment que, si je me couche, je ne me relèverai jamais. Mes muscles, atrophiés par si peu de mouvements et sous alimentés, ne pourront pas me porter. Et je mourrai là, entourée de crottins et de pisse, sans personne pour être à mon chevet, sans personne pour savoir que, avant de mourir dans ce box immonde, j'étais vivante.

Le froid se fait de plus en plus présent. J'ai l'impression que même mes os sont gelés et, par dessus tout, j'ai soif, et j'ai faim. Je suis fatiguée.

Je ne comprends pas pourquoi on m'emprisonne comme ça. J'ai pourtant bien rendu service. Pendant les quatre premières années de ma vie, j'en ai sauté des barrières, j'en ai tracté des charrues, j'en ai porté des selles. J'avais à peine 1 an quand j'ai commencé à labourer les champs seule. Et je ne me rappelle pas avoir manqué d'accompagner ma mère une seule fois dans ses travaux.

J'ai supporté le mors qui frappe sur les dents. Supporté les cavaliers brutaux, inexpérimentés, parfois les deux. Supporté la sangle qui serre et le tapis qui blesse. Supporté les éperons et la bride. Supporté le même licol trop grand puis trop petit depuis ma naissance. Supporté les mêmes plaies depuis aussi loin que je m'en souvienne sans jamais n'avoir aucun soin.

Tout ce que nous attendions était de la nourriture, un pré et une vie en communauté. Rien d'autre. Et tout ce que nous avons obtenu en est l'exact contraire.

Soudain, j'entends un bruit dans le box d'à côté, dans le box de ma mère. Un bruit de chute, puis un long soupir. Je l'appelle, enfin, j'essaie. Le son ne sort pas, mais je sais qu'elle a capté le soufflement de l'air lorsque j'ai expiré. Elle ne répond pas. Mais je l'entends bouger. Une puis deux minutes se passent à l'entendre convulser sans que personne ne puisse rien y faire. Sans que je ne puisse rien y faire. Le son d'un craquement se fit entendre, puis un silence de mort résonna dans l'écurie.

Dès cet instant, j'ai su que c'était fini. Je n'ai pas réessayé de l'appeler. Je n'ai pas tenté de traverser la porte. Je savais que ma mère venait de mourir et que son cadavre commençait déjà à pourrir à quelques mètres de moi. Il en était de même pour tous les autres.

Nous étions sept chevaux vivants, galopant et travaillant. Mais, du jour au lendemain, tout est devenu noir et nous ne vîmes plus aucun être humain. La première à mourir fut Gipsy, une vieille Irish Cob. Elle mourut le premier jour, de vieillesse. Aucun autre n'eut cette chance. Ils sont tous morts de faim, de froid ou de soif. Les abreuvoirs n'ont pas cessé de fonctionner en même temps. Certains ne fonctionnaient plus depuis longtemps.

Épuisée par la faim et la soif, gelée par le froid, j'ai craqué. Le sol était rugueux sous mon ventre. Mais je n'avais plus le courage de me battre. Je m'apprêtais à fermer les yeux pour la dernière fois quand le crissement du gravier sous les pneus d'un véhicule se fit entendre.

«La vache, ça sent la mort ici!» s'exclama une voix d'homme. «Les box sont cadenassés» ajouta-t-elle. Puis, la sentence se fit entendre: «Il n'y a pas de chevaux ici. En tout cas, pas vivants.»

J'essayais de hennir mais je n'y arrivais pas. Alors qu'une porte claquait, je rassemblai toutes mes forces pour crier le plus fort possible. On aurait dit un chien hurlant à la mort. Mais cela fonctionna: une voix de femme, de jeune femme, fit résonner dans la cour de notre prison abandonnée les mots qui allait peut être me sauver la vie.

«Attends! (Silence) Il y a eu comme un hennissement. Un des chevaux est encore vivant.»

Miss O'ConnorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant