Un nouveau départ

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J'ai passé les deux premiers mois de ma nouvelle vie à me remettre de l'ancienne. La journée, je la passais dans un paddock à l'herbe grasse, en compagnie de la vieille Snoopy. La nuit, je rejoignais un boxe confortable à la litière de lin, mon ancienne vie ayant usé mes poumons au point de me faire tousser au contact de la paille. J'avais du foin à volonté, que l'on me mouillait avant de me le donner afin qu'il n'y ait pas de poussière. Les deux premières semaines, j'étais seule, toujours à côté de ma fidèle compagne. Mais, au soir du 16° jour, nous eûmes la surprise de découvrir que la cloison entre nos deux boxes avait disparues, faisant de nous des colocataires de boxe.

La vieille ponette était facile à vivre et mon arrivée permettait de la stimuler. Avoir un jeune cheval à ses côtés lui donnait l'envie de marcher et de ne pas se laisser dépérir dans l'arthrose qui lui figurait les membres. Elle était presque aveugle, jetais ses yeux. J'étais ignorante, elle m'apprenait.

En deux mois, le froid de l'hiver laissa place à la douceur du printemps. Et, comme les fleurs commençait à éclore à mesure que le soleil s'affermissait, on commençait à s'occuper de plus en plus de moi. D'abord pour me panser et faire mes soins. Puis l'on recommença à me longer. Elizabeth l'avait dit: "Nous ne savons pas ce qui lui est arrivé, il vaut mieux tout recommencer depuis le début. Il faut prendre son temps pour pouvoir avancer."

Je me sentais comme au débourrage. Le froid du mors sur mes dents, les canons qui appuyaient sur mes barres, où des éclats de dents s'étaient figés. On appela d'ailleurs le dentiste, qui me refit le sentier à neuf pour que je sois mieux. J'eus droit à une semaine de repos après histoire que ça cicatrise.

La première fois qu'ils me mirent la selle, je m'amusais à me rouler et à partir en coup de cul. La secrétaire du haras s'étonna de me voir passer au galop dans la cour, la longe au vent et complètement couverte de sable, poursuivie par le pauvre gars qui avait écopé de ma longe.

Après ce jour, je fus longée uniquement par le couple O'Connor/Fontaine. Tous se passait bien avec eux, ils prenaient leur temps, alternant travail en liberté et longe. Pendant quelques mois, je travaillais seulement en longe et en liberté. Le but était de me remettre dans une attitude de travail, car les longues heures passées à tirer la herse m'avait enclavée dans une position contraire à l'agréable.

Je me rappellerai toujours de la première fois où l'on remonta sur mon dos. Le jour touchait à sa fin, avril aussi. La séance avait été plus que concluante, je ne bougeais plus du tout lorsqu'elle se mettait en travers et ne bondissait plus au moindre mouvement. Alors qu'ils s'apprêtaient, Jules et Hannah, à conclure sur cette note positive, leurs regards se croisèrent et je vis briller dans leurs yeux une idée folle, doublée d'un espoir incertain. "Et si..."

Ils se remirent alors au centre du rond de longe, Jules me tenait à la tête, Hannah se tenait debout à ma gauche. D'un geste sûr, de celui que l'on a pratiqué mille et une fois, elle glissa son pied dans l'étrier et, avec une souplesse infinie, se propulsa en douceur sur mon dos. Jules la lâcha et nous partîmes au pas, puis au trot, puis au galop. Et, dans ce galop que rien ne pouvait assombrir, je sentais que je pouvais leur faire confiance, qu'ils me faisaient confiance. Elle lâcha les rênes et, pour un court instant, rien d'autre ne comptait, seulement elle, lui et moi, rescapés d'un monde parfois beaucoup trop dur.

*****

Après cette séance magique, j'eus droit à deux jours de repos où nous passâmes, Snoopy et moi, dehors, dans un grand pré réservé au chevaux qui ne rentre pas. Nous avions pour nous deux trois hectares de bonnes herbes, un abri, une ration matin et soir et l'amour de nos propriétaires, qui avait leurs maison au centre. Nous étions les premières qu'ils voyaient en se levant et les dernières qu'ils voyaient en s'endormant.

Ils étaient fiers de montrer à leurs visiteurs leurs deux plus belles juments. Certaines personnes demandaient comment je sautais, Hannah répondait qu'ils ne savaient pas, et Jules ajoutait qu'ils avaient encore le temps pour voir, que, de toute façon, même si j'étais incapable de sauter le moindre brin d'herbe, ils me garderaient, que j'étais un pont entre deux vie, le rappel de l'époque à laquelle ils se sont connus. Ce qu'ils ne savaient pas encore, à ce moment là, c'est qu'ils n'étaient pas au bout de leurs surprises...

Un matin de mai, deux semaines après notre première fois montée, quatre mois après notre première rencontre, ils vinrent me chercher au pré, comme tout les jours. Hannah me pansa et me prépara, posant sur mes membres une paire de guêtres, de cloches et de protèges-boulets. Je n'avais ni selle, ni filet. Une séance de liberté ! J'étais tellement heureuse de pouvoir jouer avec mes propriétaires que je ne me posai pas de questions sur l'utilité de telles protections.

Comme d'habitude, en entrant dans le rond de longe, on me détendit au trois allures, un coup main droite, un coup main gauche. Chandeliers, taquets et barres étaient posés au milieu de l'espace, ils avaient dû faire sauter un des trois ans.

À la fin de mon galop, lorsqu'elle me demanda de ralentir, je me dirigeai au milieu, en attente d'un premier geste à exécuter, d'un premier jeu à faire, d'une première récompense. J'eus ma récompense, certes, mais Jules installa une petite croix. On me repoussa sur la piste et me fit comprendre qu'il fallait aller sauter. J'étais contente d'y aller, ça faisait longtemps. Mais c'était tout petit, pas question de sauter plus qu'il ne le fallait. Je passai plusieurs fois la barre, on me mit un vertical et un oxer, tout était bien.

"- Elle n'a pas l'air de sauter fort, peut être qu'elle n'est pas aussi douée que ses parents, dit Hannah. On devrait laisser là dessus, ajoute-t-elle.

- Tu sais, répondit Jules, je penses que, au contraire, elle saute très bien. Il faut juste qu'elle se montre un peu. Tu me fais confiance?"

Hannah hocha la tête et je vis Jules monter franchement les barres. Le vertical culminant à 1m50 de hauteur. "Ne t'inquiètes pas, dit il à l'attention de sa femme, en liberté, ça ira. J'ai confiance, je sais qu'elle peut le faire, et bien."

Il me lança au galop et m'approcha de la barre. Trop près, je refuse. Je ne comprenais pas ce qu'il attendait. Il retente. Trop loin, je refuse encore. Il vient alors me voir et me chuchota: "Je sais que tu peut le faire, ma Miss. Alors on le retente encore une fois. Si ça ne passe pas, j'abdique et on ne fait qu'une petite croix pour finir. Mais je suis sûr que tu en es capable." Et il me lança au galop. Il ne chercha pas à me pousser ni à contrôler la foulée. En confiance, je n'ai pas hésité. 1, 2 et 3 foulées. La battue d'appel. Propulsion, expension des postérieurs au maximum. Planné, un coup de dos pour être sûre de ne rien toucher. Réception sur les antérieurs, déstabilisée par le saut que je venais de faire, je manque de chuter.

Je finis par m'arrêter, quelques foulées plus tard. Mes propriétaires se regardaient d'un air ébahi et la seule remarque que fit Jules fut "Tu voies, je t'avais dit qu'elle sautait bien!".

Pendant quelques secondes, le bonheur fut au rendez-vous.

Mais une voix que je connaissais trop bien se fit entendre:

"Qu'est ce qu'elle saute, cette bourrique. Mais ne serait-ce pas la mienne par hasard? Ou devrais-je dire, celle que je n'ai plus droit de posséder par votre faute?"

Miss O'ConnorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant