De l'ombre à la lumière

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Depuis plus de 20 minutes, les voix s'enchaînent. Tout d'abord un appel à ce qu'ils ont nommé "police". "Allo? [...] Je suis bien au commissariat de Villedieu? [...] Je vous appelle au sujet d'un haras abandonné où nous pensons avoir trouvé, dans le cadre d'une sorte de retour au source, une petite dizaine de chevaux morts et un cheval peut-être encore vivant. [...] Pourquoi "pensons"? Car il y a des cadenas sur les portes. Mais l'odeur de mort est juste horrible et nous avons entendu un hennissement. [...] A l'ancien haras de Bellefontaine. [...] Oui c'est là. [...] D'accord. [...] Oui, bien sûr, je les appelle directement. [...] D'accord, à tout à l'heure."

Puis l'homme raccrocha et rappela directement un "vétérinaire" et une "association de protection des animaux". Entre deux, il marmonna seulement quelques mots comme "ils arrivent".

La femme, elle, faisait les cent pas dans la cour. Lorsque qu'il eut fini tous ses appels, elle lui lança: " Alors? - Ils arrivent... ils arrivent tous. - Et qu'est-ce-qu'on fait en attendant? - On attend. - Mais on ne peut pas rester là sans rien faire! - Et qu'est-ce qu'on peut faire d'après toi? Les portes sont fermées à clef je te rappelle. - On pourrait déjà essayer de repérer les boxes qui contiennent des chevaux vivants, les compter (vivants et morts) et chercher de quoi les ouvrir. Il faut vraiment regarder partout, l'écurie est grande! - Ok, fait ça. Pendant ce temps je vais essayer d'aller voir ce qui est arrivé aux Fontaines."

J'entendis des pas qui s'éloignaient. L'homme devait être entrain de partir vers la maison. La femme aussi fit entendre ses pas. Plus légers. Je me demande qui ils pouvaient être. Elle devait être allé voir dans les autres boxes, l'écurie est grande. 

Il ne faut pas que je reste couchée. Avec le froid actuel et le peu de muscle qu'il me reste, rester à terre signifierait sonner ma mort. Déjà, me mettre en position. Jambes étendues devant sois et tout le poids du corps sur l'arrière pour alléger au maximum les membres de devant et se laisser le temps d'être bien sûr de ses appuis.

Je commence par étendre mes jambes devant. Les mouvements me font mal, je suis raide de partout. Première essai. Je m'élance. Mes jambes ne me portent pas et je tombe. Au bout de trois ou quatre chutes, je ne sais plus, j'arrive péniblement à me hisser sur mes pattes tremblotantes. Je ne sais pas combien de temps il m'a fallut pour me lever, toujours est-il que j'entendais les pas de la femme qui revenait. Elle toquait au volet puis, pendant quelques secondes, il y avait un silence qui, je pense, représentait le moment où elle écoutait s'il y avait du bruit à l'intérieur.

Elle étouffa un cri. Elle devait avoir regardé par les fentes entre la porte et le mur et être tombée sur un des premiers cadavres. Elle était juste à côté de moi. Il ne lui restait que deux boxes à vérifier: le mien et celui de ma mère. Si me voir allait peut-être lui donner de l'espoir, le cadavre de ma mère avait le pouvoir de l'achever. Le craquement sinistre qui avait résonné au moment de sa chute indiquait une nuque brisée et, probablement, une mare de sang déjà gelé. 

J'entendis quelques coup sur ma porte, suivis du tremblement de sa voix prononçant les mots "Il y a quelqu'un?". Incapable de hennir une seconde fois, j'ai essayé de donner un petit coup sur la porte. Je suis à moitié tombée sur la porte, mais, au moins, cela a eut l'effet escompté. Je vis son œil qui me fixait par l'interstice. Elle semblait sidérée. Il y avait un cheval vivant dans des lieux aussi insalubres. Puis son regard est passé sur l'état du boxe, mes côtes saillantes, les salières creusées au dessus de mes yeux, qui me mangeait la face et faisait encore plus ressortir la crasse qui me recouvrait. Un rayon de soleil passa et une fine raie de lumière illumina mes plaies. Voyant cela, elle détourna le regard.

Alors, qu'elle s'apprêtait à aller  voir dans le dernier boxe, le bruit des pneus se fit entendre, l'appelant alors dans la cour. Les gendarmes étaient arrivés, suivis par le vétérinaire. J'entendis les mots "pinces", "morts", "encore un" et "cadenas".  Personne ne s'est soucié du fait que l'homme n'était pas revenu de son périple au sein de la "maison hantée". 

Ils ont commencé par mon boxe. Je tremblais à l'idée que je pourrais enfin quitter cette cage sombre, voir la lumière du jour, sentir l'air courir le long de ma peau au rythme d'un galop effréné, brouter de l'herbe grasse et haute, boire comme l'envie m'en prend, frissonner de plaisir à la simple sensation du souffle des chevaux  et des grattouilles que l'on pouvait se faire. Si j'en avais eu l'énergie, j'aurai trépigné d'impatience, j'aurai ronflé, la queue sur la croupe et les oreilles couchées sur l'encolure. Mais je suis restée là, placide, immobile bien qu'électrisée de la pensée.

Les cadenas étaient solides, très solides. Les hommes des alentours avaient à peine sciés la moitié de la branche que l'association chargée de me récupérer fit son entrée, chargée d'eau, de nourriture, de couvertures et d'âmes charitables. Il me fallut encore attendre 15 minutes avant d'entendre le claquement satisfaisant du cadenas tombé à terre. 

Lorsqu'ils ouvrirent le volet, il faisait nuit. Mais la pleine lune inonda de lumière ce qu'il restait de ma carcasse informe. Ils ouvrirent la porte est une femme vint m'enlever le licol que j'avais déjà, mon ancien licol de pouliche, pour m'en passer un autre, plus grand, renforcé par du mouton douillé et confortable. Elle me parla et me rassura au moment d'enlever les brides de cordes qu'il restait et qui me lacéraient la peau jusqu'à l'os. Je sus alors que c'était elle, que c'était la fille qui m'avait découverte. Elle devait avoir environ 30 ans. Brune, yeux verts. Étrangement, elle ne m'inspirait pas de peur, contrairement aux autres hommes. Je lui faisait réellement confiance et je sentais que je pouvais me fier à son jugement.

Après s'être assurée que je serai entre de bonnes mains, elle repartit aider les hommes à la scie, qui avaient eu le temps d'exhumer trois corps. On me donna à boire, on me donna à manger et, pendant que je comblais se vide qui me dévorait de l'intérieur, on me couvrit d'une couverture chaude et épaisse qui parvient à peine à me réchauffer dans mes poils tondus juste avant la période du noir étaient courts.

Il ne restait qu'un boxe à ouvrir. Celui de ma mère. Tous les autres boxes étaient vides ou habités par des cadavres en cours d'identification. Effectivement, nous étions tous pucés et identifiés, même si aucun de nous était à la lettre. Il y avait cinq autres chevaux: Sacha, une ponette shetland, Duc Bellefontaine, un vieux cheval de selle, Baron dell'arte, un lipizzan qui, un jour, fut un bon cheval de dressage, et des jumeaux, Diablo Bellefontaine et Lucifer Bellefontaine, de poulinières Selles Françaises. On m'identifia comme Miss Bellefontaine, la fille d'une championne de saut d'obstacle qui, malheureusement, s'abîma en concours au point de ne plus jamais pouvoir être montée, ma mère. Quand elle entendit le nom de la jument qui me fit voir le jour, la jeune femme me regarda d'un air halluciné. La connaissait-elle déjà?

Ils ouvrirent le boxe. Elle passa la tête à l'intérieur et, à la vue du corps encore chaud, tomba au sol tout en répétant en boucle "Ce n'est pas possible, ça ne peut pas être elle. Ce n'est pas possible, ça ne peut pas...". Au même moment, des gendarmes partis explorer la maison plus tôt revinrent vers le groupe avec le corps inconscient de celui que je supposais être l'homme au téléphone. Elle sortit quelque peu de sa transe, affolée à l'idée qu'il puisse être mort: "Luc! Luc, Luc, réveilles-toi s'il-te-plaît, tu ne peux pas me faire ça aujourd'hui! Mais qu'a-t-il vu pour être comme ça?" ajouta-t-elle à l'attention des éclaireurs.




...




Aucun des hommes ne voulait le dire.




...




"Mais allez-y, dites le!", hurla la jeune femme.




...




"Mademoiselle O'Connor, il y avait des cadavres là-bas. Et, de toute évidence, ils ne datent pas d'hier."


A ces mots, elle s'effondra une nouvelle fois en murmurant une phrase à laquelle personne ne fit attention sauf moi, "la jument miraculée": "Tout est de ma faute, j'aurai du revenir plus tôt".

Miss O'ConnorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant