Miss O'Connor

Renaissance

Après cette annonce, il y eut un moment de silence pendant lequel personne ne s'occupa de moi. Les gens restèrent ébahis, comme bloqués. Puis les gendarmes se réveillèrent d'un seul coup pour aller inspecter la scène de crime et appeler les autorités compétentes pendant qu'un autre groupe s'occupait de l'homme à terre. Celui-ci se réveilla brusquement et alla, d'un air absent, se coller à la femme encore entrain de pleurer. 

"Ce n'est pas possible Hannah. Tous, ils étaient tous entrain de pourrir, ils dégageaient tous une odeur infâme, ils étaient tous entrain de disparaître alors même que personne n'était au courant de leur mort... c'est de ma faute, j'aurai dû venir plus tôt, c'est de ma faute, tout est de ma faute,..." scandait l'homme tétanisé.

"Oh, Jules, c'est elle, c'est son corps étendue là, à même le sol, baignant dans la pisse et le crottin. Nous aurions dû attendre, nous n'aurions jamais dû laisser faire ça, je n'aurai jamais dû laisser faire ça. Maintenant, elle est morte, tout le monde est mort et tout est de ma faute."

Ils sont restés là, par terre, à répéter leurs phrases interminables. J'avais envie d'aller les secouer, après tout, ce n'était pas eux qui avaient passé cinq semaines enfermés dans un box de 9 m² sans pouvoir bouger ni voir la lumière du jour, sans eau ni nourriture, à sentir les cadavres alentours se décomposer et à assister à la mort de sa mère sans pouvoir ne rien faire. Mais bon, je dits ça, je ne dits rien, en attendant, je ne sais même pas où est-ce que je vais finir.

Justement, les vétérinaires aussi auraient aimé savoir où j'allais passer la nuit. L'un d'eux prit le courage d'aller sortir les deux amants de leur transe:

"- Monsieur, madame, je suis désolé de devoir vous embêter avec ça dans des moments aussi difficiles mais je voudrais savoir si vous souhaitiez garder la jument. Nous avons pour politique de proposer à les chevaux à l'adoption aux gens qui les ont découverts en premier. Elle a de bonnes origines, c'est une fille de Paddock du Plessis avec une mère qui a été très performantes sur les CSI une à deux étoiles. Et, pour son état et son âge, elle est plutôt agréable, surtout qu'elle semble vous avoir prise en sympathie madame O'Connor.

 - La jument, oui, la jument. Viens Jules, allons la voir.

 - D'accord Hannah, oui, allons voir la jument."

Ils se levèrent comme deux zombis et se dirigèrent vers moi. Vraiment bizarres ces gens là... Hannah me regarda et quelque chose s'illumina dans son regard.

"- Où est sa mère maintenant?

 - Dans le boxe juste derrière vous.

 - Serais-ce possible? Serait-elle vraiment sa fille?"

Même si quelque chose s'était brisé, cette chose s'était aussi partiellement rallumée chez les deux jeunes gens lorsqu'ils me virent.

Il suffit de trois mots pour que ma vie change, trois simples mots venant d'une bouche qui m'était inconnue mais pour qui je ne l'étais pas. Cette voix, il s'agissait de celle de Jules. C'est mots, il s'agissait de "on", de "la" et de "prend". "On la prend." J'allais réellement finir dans une bonne famille? Ce n'était pas possible, les humains m'ont fait subir ça une fois, qui peut m'assurer qu'ils ne vont pas le refaire? 

Une intuition me souffler que je pouvais leur faire confiance, qu'ils étaient doux et sauraient s'occuper de moi mais une vague de peur me submergea à la vue d'autant d'hommes, d'autant de bourreaux potentiels. J'en étais tétanisé, clouée au sol par une force à laquelle je ne pouvais pas me soustraire. Puis, soudain, je compris.

Personne ne le vit, ils m'avaient laissé brouter avec une bénévole pendant qu'ils s'occupaient des détails administratifs. Personne ne le vit, mais moi je le vis. Je sentis son regard derrière moi, brûlant ma peau, trouant mes os. Un regard malfaisant, le regard de quelqu'un qui n'en est pas à son premier méfait, le regard de quelqu'un qui aurait pu tuer toute une famille, le regard de quelqu'un qui aurait pu causer toute ma peine et la mort de tout mon troupeau.