Eglantine

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Cette journée est un peu bizarre. D'abord, le cœur qui ne veut pas se décoller de la poitrine, et tous les petits regards de Samuel. Nous ne sommes que côte à côte en maths, dans les autres matières, il a été placé avec ses amis, et moi des filles qui me méprisent. J'aimerais parfois être dans une autre classe, pour ne pas subir ça, pour ne pas culpabiliser quand je sens les grandes pupilles de Sam sur moi et que moi, je suis complètement ailleurs, dans le ciel, dans les yeux noirs d'Eliot.

Ces pensées, elles m'ont prises au milieu des équations du second degrés. Je regardais mon petit ami — c'est bizarre — noter tout avec précaution, comme ce que je fais quand je suis en biologie. Et puis tout d'un coup, j'ai ressenti un truc dans le cœur. Au début, j'ai cru que c'était l'amour qui venait enfin me frapper, comme avec Eliot. Oublier un coup de foudre par un autre, c'était bien et ça me permettrait de penser mes sourires et ma joie. Mais non, le truc, c'était le souvenir d'Eliot. Ça faisait mal, physiquement. J'avais l'impression que tout s'écrasait là-dedans, comme avec un rouleau compresseur. Ce n'était pas beau, et je ne savais même pas à qui en parler.

Alors pendant l'heure suivante, l'heure où je suis en ce moment, j'ai complètement abandonné le français pour écrire ce qui se passait. Ce sont des mots un peu mis n'importe comment, mais ils expriment tous la douleur. La douleur de quoi, au juste ? D'être amoureuse de quelqu'un qui ne sait pas qui je suis ? De se sentir prise au piège dans ses propres sentiments ? Celle de trahir tout le monde, Samuel, Heather, Valentin et même Konstantin je pense ? Je me sens tellement mal que me voilà à lever le bras pour aller à l'infirmerie. Je prends toute mes affaires et je cours dans le couloir.

Je n'ai pas envie d'expliquer tout ça à l'infirmière qui déteste tous les élèves. Alors je monte sur le toit. Je sais que c'est interdit et qu'on me surprendre, que ça fera tache sur mon dossier parfait, mais je m'en fiche. J'ai besoin d'air. D'une grande bouffée.

Je monte quatre à quatre vers le sommet. Je pousse la porte avec une force immense et dès que je m'accroche aux barres, je me mets à pleurer. C'est bête comme tout, mais ça a besoin de s'échapper de quelque part et crier, ça me ferait repérer. Alors je préfère pleurer, même si le maquillage est en train de s'évaporer et que mes yeux deviennent bouffis.

— Tu t'es fait briser le cœur ou quoi ?

Je sursaute. Je ne suis pas seule. Je ne prends même pas la peine d'essuyer mes larmes ou même de me justifier. Je continue à le regarder en continuant à pleurer comme une imbécile. Et puis finalement, je me souviens qu'il m'a posé une question.

— Non. C'est moi qui me le brise toute seule. J'ai pas besoin des autres, je suis assez grande.

Et puis ça me saute aux yeux tout brouillés. La cravate rouge, l'air presque hautain. C'est un des deux attaquants de l'équipe de foot masculine. Il est tellement centré sur lui-même qu'il ne va pas me reconnaître. C'est encore mieux, je crois.

— Ah bah bienvenue au club. Au moins, je me sens moins con, là-haut, à insulter le ciel.

— J'insulte pas le ciel. C'est moi que j'insulte. Je n'ai qu'à m'en prendre à moi-même. Quoi que...

Je ris vraiment bizarrement et je regarde les nuages gris de l'Irlande du Nord.

— La foudre, ça vient du ciel. Donc en fait, si, je peux faire comme toi et m'en prendre à lui.

— Merde. Et moi qui pensais que les coups de foudres, c'était chouette. Vu ton état, ça a pas l'air.

On rit tous les deux. Ça fait du bien. Les larmes sèchent un peu sur ma peau, et le vent rafraîchit mes joues.

— Mihovac. Mais je préfère qu'on m'appelle Miho. Et je vais te devancer, mon prénom est croate.

Finalement, ça ne tourne pas autour de lui. Il me présente sa main pour que je fasse comme lui. Confiante, je m'exécute.

— Daisy. Comme la fleur. Et je vais te devancer, ce n'est pas un prénom de vache.

Nouveaux rires. Son sourire est beau. Il est encore différent de ceux que j'ai pu voir autour de moi. Et le pire là-dedans, c'est que je suis certaine qu'il ne me drague pas.

— Tu sais quoi, je vais commencer, pour te montrer que tu peux avoir confiance en moi. C'est bien dramatique, comme dans un roman pour adolescent. Même si j'espère que ça va pas se finir avec ma mort tout en métaphore.

Je hoche la tête pour lui faire comprendre que je l'écoute. Je ne comprends pas grand chose. Sauf qu'après ses révélations, tout s'est éclairé comme dans une pièce disposant enfin d'électricité.

— Petit un, je suis gay. Petit deux, je suis raide dingue amoureux de mon meilleur ami depuis qu'on a treize ans. Petit trois, il n'est au courant ni du petit un, ni du petit deux. Petit quatre, il prend un malin plaisir à sortir avec tout un tas de filles sous mon nez, en me racontant leur parties de jambes en l'air. Alors, quand j'ai une heure de libre, je monte ici et je râle contre le ciel.

— Oh, je suis vraiment désolée...

— T'inquiète pas, c'est rien. Je suis encore en vie, même si je passe plusieurs heures par semaine en colère contre un truc complètement abstrait. Ou mon coussin de hurlement, ce qui fait peur à ma petite sœur. Et du coup, toi, c'est quoi la raison de ces grosses larmes ?

Je me plonge dans ses grandes pupilles brunes. Elles sont foncées que celles de Samuel, mais pas noires pour autant. Valentin saurait comment les décrire, mais je ne suis pas aussi douée que lui. Au lieu de me préoccuper de couleurs, je commence mon récit.

— T'as bien raison. J'ai eu le droit à un coup de foudre. Comme dans les livres et les films. C'était l'année scolaire dernière, à la Saint Valentin. Il sortait d'ici et je suis tombée amoureuse comme un claquement de doigts. Je me suis inscrite ici pour le retrouver, j'ai espéré être dans sa classe. Sauf que non, je suis tombée dans la classe d'un gars vraiment bien, qui joue au foot comme moi. On s'est plu facilement et on a eu un rendez-vous. Je devrais être heureuse, tu sais. Sauf que tout à l'heure, pendant le cours de maths, j'ai eu l'impression de me faire écraser le cœur. Parce que je culpabilisais de ne pas accorder toutes mes pensées à l'être aimé.

— Ton cœur est complètement torturé. Tu ferais une bonne héroïne de bouquin, toi.

— Toi aussi, ris-je. Tu joues sur le cliché de la meilleure amitié dont l'un veut qu'elle se transforme en amour. Quoi que, moi aussi, j'ai été prise dans ce cliché. Mais c'est un peu l'inverse de toi. J'ai foutu un râteau à mon meilleur ami.

— Ouch. Ça fait mal.

— Désolée. J'ai pas envie de te démoraliser. Enfin plus que tu ne l'es déjà.

— Bah... tu sais, un peu plus, un peu moins, qu'est-ce que ça change ?

Nous laissons le silence glisser entre nous et la sonnerie nous fait bouger de notre perchoir. Nous reprenons les escaliers en riant sur notre désespérance. Et avant de retourner vers la salle de physique, je croise Eliot. Je le regarde droit dans les yeux, je ne le lâche pas. S'il ne me sourit pas, je laisserais tomber.

Et lorsqu'il me dépasse, ses lèvres n'ont pas bougées. 

Ciel fleuriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant