15. Hudson

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Le voyage en ascenseur jusqu'au pied du gratte-ciel me parait durer des heures et des heures. Je finis pourtant par atterrir dans les rues de Downtown Manhattan.

Je suis loin de chez moi, trop loin pour rentrer à pied. Je n'ai pas d'argent, des talons vertigineusement inconfortables, et tout juste de quoi me couvrir du froid. Être une jeune fille de quinze ans et demi, toute seule en pleine nuit, au cœur de New York, ce n'est pas la meilleure des idées...

Il y a du monde dans les rues, mais pas forcément des gens à qui je demanderais mon chemin. J'erre, je marche sans but. Je ne peux de toute façon pas rentrer chez moi à cette heure de la nuit. J'ai les pieds en feu. Je tombe de fatigue.

Je passe le reste de la nuit dehors, dans le froid et dans la solitude, au bord de l'Hudson, sur ce même quai où j'ai fumé mon premier joint en sa compagnie, un mois plus tôt.

Il fait froid, glacial, même. J'ose à peine imaginer le quotidien des sans-abris. Les heures qui suivent s'écoulent lentement, mais la fraîcheur a au moins pour mérite de m'éclaircir quelque peu les idées. (Fall In Love – Barcelona)

À huit heures du matin, j'attends Jason devant la porte de son appartement. Il se montre au bout d'une heure et semble plutôt surpris de me voir :

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je suis désolée pour hier soir, et pour le temps que je t'ai fait perdre.

— De quoi tu parles ?

— Tu sais bien.

Il lâche un soupir.

— Je ne considère pas le temps qu'on a passé ensemble comme perdu.

— Moi non plus. J'ai seulement... besoin de plus de temps pour... Si tu veux bien qu'on continue à être amis.

— Je t'ai déjà dit que je n'avais pas d'amie fille, il me semble.

— Alors partenaires de sorties.

― Accordé, cède-t-il sans cesser de me fixer, suspicieux. Tu as l'air... frigorifiée...

― J'ai passé la nuit dehors, ça doit être ça.

― Oh. Pas cool. Tu veux rentrer te réchauffer ?

― Si ça ne te dérange pas.

— Entre. Tu veux un chocolat chaud ?

— Je veux bien.

Je m'assois au bar, tandis qu'il s'affaire dans la cuisine. Cinq minutes plus tard, il dépose devant moi deux tasses fumantes de chocolat Nesquik. Je presse mes mains contre la céramique pour essayer de les décongeler. Puis je lève les yeux vers Jason et constate qu'il m'observe intensément. J'arque un sourcil interrogateur.

— J'aimerais que ça reste entre nous, ce qui s'est passé hier, déclare-t-il alors.

— Bien sûr. À qui voudrais-tu que j'en parle ?

— Je ne sais pas, à ce français avec qui tu traînes tout le temps.

— Edouard ? Je ne lui dirai pas. (J'avale une gorgée puis ajoute :) Ça n'avait aucune importance de toute façon.

— C'est toi qui dis ça ? Toi la soi-disant romantique pleine de principes ? Un baiser, ça ne compte pas ? Ton premier baiser, ça ne compte pas ?

Son ton et ses mots me surprennent : ils traduisent sa déception, sa colère. Peut-être pensait-il qu'après ce baiser le tour serait joué. Peut-être l'ai-je blessé hier soir par la brutalité de ma réaction. Je déglutis, n'ayant ni la force ni l'envie d'affronter son courroux.

— Je te l'ai dit, je ne suis pas prête. Pas encore. Je vais y aller. Merci pour le chocolat.

Je me lève pour me diriger vers la porte, mais il m'intercepte en enroulant ses mains autour de mes poignets.

— Je ne vais pas te faire de mal, Elena, je te le promets. Je le jure. Devant Dieu si c'est ce que tu veux.

— Tu ne crois pas en Dieu, je lui rappelle.

— Et toi, tu y crois ?

— Je ne nie pas son existence, en tout cas. Lâche-moi.

— Ça fait deux mois que je ne me consacre plus à aucune autre fille. Il n'y a que toi. Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? Est-ce que c'est parce qu'on vient de deux mondes différents ? Parce que tu aurais honte de me présenter à tes parents, si cela devenait sérieux ?

— Non, ça n'a rien à voir avec ça. J'ai juste... Je n'en sais rien. Ça pourrait devenir dangereux. J'évite tout ce qui est dangereux, en général.

— C'est pour ça que tu traînes avec moi et que tu m'aides à vendre de la beuh à mes clients, hein ? Rien de dangereux là-dedans, n'est-ce pas ?

Il relâche mon poignet pour passer son bras autour de ma taille, descendre sa main vers mes fesses et me rapprocher de lui. D'un même mouvement, il penche sa tête vers mon cou sur lequel il presse sa bouche à multiples reprises. Je déglutis, sentant grimper en moi une étrange sensation de chaleur. Qu'est-ce qui lui prend ? La sensation redouble d'intensité lorsqu'il me plaque contre le mur, collant son bassin au mien. Mes rythmes cardiaque et respiratoire s'accélèrent. Ça, c'est une situation dangereuse.

— Qu'est-ce que tu fais ? je m'affole.

Sa bouche remonte vers mon oreille, dans laquelle il susurre :

— Je veux juste que tu te rendes compte de ce que tu rates.

Il continue un instant à labourer mon cou et mon décolleté de baisers, à langoureusement presser son bassin contre le mien. C'est trop bon. C'est beaucoup trop bon.

Alors que je commence à peine à oser y ressentir du plaisir, il s'écarte, puis, muni d'un cruel sourire en coin, il déclare :

— Voilà. C'est tout pour aujourd'hui. Rentre bien, chérie.

Break Your WallsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant